La non-applicabilité de l’art. 124a LEI à l’infraction de rupture de ban (art. 291 CP)

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TF, 05.06.2024, 6B_66/2024*

L’art. 124a LEI ne déploie pas son régime à l’égard de l’infraction de rupture de ban (art. 291 CP) ; la jurisprudence relative à la Directive sur le retour (2008/115/CE) s’applique à celle-ci.

Faits

En 2020, la Cour de Justice genevoise condamne un prévenu d’origine étrangère ; elle prononce une expulsion du territoire suisse pour une durée de huit ans. En 2023, le Tribunal de police de la République et canton de Genève condamne le même prévenu pour rupture de ban (art. 291 CP, c’est-à-dire la transgression de l’interdiction de séjourner sur le territoire suisse) ainsi que consommation de stupéfiants (art. 19a LStup) ; en effet, il a continué à séjourner en Suisse malgré la décision d’expulsion judiciaire à son encontre. Il écope de 180 jours-amende en lien avec la rupture de ban ainsi que CHF 300 d’amende pour la violation de l’art. 19a LStup.

Sur appel, la Cour de Justice genevoise réforme le jugement du Tribunal de police. Elle condamne le prévenu à six mois de peine privative de liberté à la place des jours-amende. Le prévenu forme alors un recours en matière pénale au Tribunal fédéral, lequel est amené à se prononcer sur la portée de la Directive sur le retour (2008/115/CE) avec l’infraction de rupture de ban.

Droit

La Suisse a repris au sein de la Loi fédérale sur les étrangers et l’intégration (LEI) la Directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier (« Directive sur le retour »). Les juridictions et tribunaux suisses doivent faire leur possible pour mettre en œuvre la jurisprudence européenne relative à cette directive (ATF 147 IV 232, consid. 1.2, résumé in : LawInside/1039/). La jurisprudence de la CJUE priorise la mise en œuvre des mesures de refoulement plutôt que de prononcer des peines privatives de liberté à l’égard des personnes en séjour illégal ; le Tribunal fédéral souscrit également à ces développements jurisprudentiels (cf. ATF 147 IV 232, consid. 1.4, résumé in : LawInside/1039/ ; 143 IV 249, consid. 1.4, résumé in : LawInside/481/). En particulier, une peine privative de liberté ne s’envisage que lorsque les autorités ont mis en œuvre toutes les mesures raisonnables afin d’exécuter la décision de renvoi.

Cela dit, le législateur suisse a introduit l’art. 124a LEI le 22 novembre 2022. Cette disposition écarte l’application de la Directive sur le retour aux décisions et exécutions d’expulsion au sens des art. 66a et 66abis CP. Elle découle de la volonté de concrétiser l’initiative populaire « pour le renvoi des étrangers criminels » acceptée par le peuple suisse en novembre 2010. En conséquence, l’art. 124a LEI permet aux juridictions helvétiques de ne pas tenir compte de certains motifs d’empêchement ou d’autres garanties procédurales minimales que contient la Directive sur le retour lors de l’expulsion de ressortissants criminels d’États tiers ; en ce sens, elle redonne une certaine primauté du droit national dans le domaine de l’expulsion judiciaire, sous réserve d’autres textes internationaux contraignants. La Cour de Justice genevoise a ainsi estimé dans son jugement que la Directive sur le retour n’était pas applicable dans le cas d’espèce au regard de l’art. 124a LEI, une peine privative de liberté pouvait donc être prononcée à l’encontre du recourant sans vérifier si toutes les mesures raisonnables avaient été prises d’exécuter la décision de renvoi.

Le Tribunal fédéral rejette une telle interprétation de l’art. 124a LEI. En effet, ce dernier ne s’applique qu’aux décisions et exécutions d’expulsion ; ni le texte de la loi ni les débats parlementaires ne plaident pas en faveur d’une interprétation extensive de la norme. Par conséquent, cette dernière n’exerce aucune influence sur la fixation de la peine pour rupture de ban (art. 291 CP). La Cour de Justice genevoise ne pouvait donc pas se fonder sur l’art. 124a LEI pour infliger une peine privative de liberté.

Il ressort du dossier que le prévenu n’a jamais reçu de décision d’expulsion après le prononcé de son jugement en 2020. Cela démontre que les autorités n’ont pas entrepris de mesures suffisantes afin de mettre en œuvre son expulsion. En l’absence de ces mesures, les principes jurisprudentiels européens et suisses relatifs à la Directive sur le retour interdisaient à la Cour de Justice genevoise de prononcer une peine privative de liberté.

Partant, le Tribunal fédéral admet le recours et réforme le jugement cantonal en prononçant une peine de 180 jours-amende.

Proposition de citation : Arnaud Lambelet, La non-applicabilité de l’art. 124a LEI à l’infraction de rupture de ban (art. 291 CP), in : https://www.lawinside.ch/1451/