Tort moral et droit préférentiel du lésé: pas de limitation en cas de faute concomitante
Même en cas de faute concomitante, rien ne justifie de limiter le droit préférentiel du lésé en matière de tort moral.
Faits
Un ouvrier subit un grave accident de travail qui le laisse notamment avec un trouble fonctionnel complexe de la main gauche et un trouble de stress post-traumatique.
L’ouvrier réclame la réparation de son préjudice à son employeur. En juillet 2019, il introduit une action partielle auprès du tribunal d’arrondissement de Werdenberg-Sarganserland tendant au paiement d’une indemnité pour tort moral de CHF 30’000.
Le tribunal d’arrondissement ayant rejeté la demande, l’ouvrier fait appel auprès du tribunal cantonal saint-gallois. Celui-ci fixe le montant de base de l’indemnité pour tort moral à CHF 41’000, puis le réduit d’un quart pour tenir compte de la faute concomitante de l’ouvrier et parvient à un montant de CHF 30’750. Ce montant étant inférieur à l’indemnité pour atteinte à l’intégrité (IPAI) de CHF 31’500 déjà versée à l’ouvrier par son assurance-accidents, le tribunal cantonal considère qu’il ne dispose plus de créance contre son employeur à ce titre et rejette l’appel.
L’ouvrier introduit un recours en matière civile auprès du Tribunal fédéral, qui est amené à se prononcer sur l’application du droit préférentiel du lésé lorsque l’indemnité pour tort moral est réduite en raison d’une faute concomitante.
Droit
Le Tribunal fédéral commence par rappeler les principes applicables. Selon l’art. 72 al. 1 LPGA, dès la survenance de l’événement dommageable, l’assureur est subrogé jusqu’à concurrence des prestations légales aux droits de l’assuré et de ses survivants contre tout tiers responsable. Les droits passent à l’assureur pour les prestations de même nature (art. 74 al. 1 LPGA), soit notamment l’IPAI et l’indemnité à titre de réparation morale (art. 74 al. 2 let. e LPGA).
L’assureur n’est toutefois subrogé aux droits de l’assuré et de ses survivants que dans la mesure où les prestations qu’il alloue, jointes à la réparation due pour la même période par le tiers responsable, excèdent le dommage causé par celui-ci (art. 73 al. 1 LPGA). Cette norme institue un droit préférentiel qui interdit à l’assurance d’exercer son recours au détriment du lésé tant que son préjudice n’est pas intégralement couvert.
Dans l’ATF 123 III 306 le Tribunal fédéral a examiné la question de l’application du droit préférentiel du lésé au tort moral et a adopté une position intermédiaire. Selon cet arrêt, l’assurance était subrogée aux droits de l’assuré à concurrence du montant de l’IPAI, qu’il convenait toutefois de réduire dans la même proportion que l’indemnité pour tort moral (pour un exemple chiffré, voir note ci-dessous).
Cette solution de compromis a été critiquée par de nombreux auteurs. La doctrine récente ne voit ainsi aucune raison de supprimer ou limiter le droit préférentiel du lésé en matière de tort moral. Dans un cas de réduction de l’indemnité fondée sur un état pathologique préexistant, le Tribunal fédéral a d’ailleurs reconnu que rien ne justifiait de priver le lésé de son droit préférentiel au sens de l’art. 73 al. 1 LPGA (TF, 24.04.2018, 4A_631/2017, résumé in : Lawinside.ch/649).
Reste donc à déterminer quelle solution doit prévaloir lorsque la réduction de l’indemnité découle non pas d’un état pathologique préexistant mais d’une faute concomitante du lésé. A cet égard, le Tribunal relève que le raisonnement de l’arrêt TF, 24.04.2018, 4A_631/2017 précité est indépendant du motif de réduction (état pathologique préexistant ou faute concomitante) et qu’il reste donc valable quel que soit le motif concerné. Dès lors, rien ne justifie un traitement différencié en fonction du motif de réduction et la solution de l’ATF 123 III 306 doit être abandonnée. Le lésé dont l’indemnité est réduite en raison d’une faute concomitante bénéficie donc du droit préférentiel de l’art. 73 al. 1 LPGA.
Le Tribunal fédéral constate que les juges cantonaux ne pouvaient a fortiori pas exclure tout droit préférentiel. Le recours est donc admis et l’employeur condamné à payer à l’ouvrier un montant de CHF 9’500 correspondant à la différence entre le tort moral total sans réduction (CHF 41’000) et l’IPAI (CHF 31’500). La cause est renvoyée au tribunal cantonal pour nouvelle décision sur les frais et dépens.
Note
Cet arrêt destiné à publication reprend et élargit la réflexion initiée dans l’arrêt TF, 24.04.2018, 4A_631/2017 (voir à ce propos Arnaud Nussbaumer-Laghzaoui, L’arrêt du TF 4A_631/2017 du 24.4.2018: une précision jurisprudentielle discrète mais importante en matière de droit préférentiel du lésé, in: REAS 4/2018 p. 401 ss).
Premièrement, il confirme que la fixation de l’indemnité pour tort moral, qui constitue la réparation d’un préjudice, ne se distingue pas essentiellement de l’indemnité pour le dommage stricto sensu. Il est ainsi possible fixer tout d’abord le préjudice moral subi, puis d’appliquer d’éventuels facteurs de réduction (TF, 24.04.2018, 4A_631/2017, c. 4.5 et TF, 05.12.2024, 4A_312/2024*, c. 2.7.2). Deuxièmement, cet arrêt confirme également que rien ne justifie dès lors de refuser au lésé le bénéfice du droit préférentiel en matière de tort moral. Troisièmement, le Tribunal fédéral souligne de manière convaincante que le motif de réduction de l’indemnité (état pathologique préexistant ou faute concomitante) ne joue aucun rôle dans le raisonnement qui conduit à accorder un droit préférentiel au lésé en matière de tort moral. Cette réflexion l’amène à juste titre à abandonner la solution de compromis de l’ATF 123 III 306.
Un exemple chiffré permet de prendre la mesure des conséquences de cet arrêt sur la situation du lésé.
Soit un lésé qui agit en responsabilité contre l’auteur de son dommage. Le tribunal saisi de la cause fixe le montant du tort moral à CHF 60’000 et le réduit de 20%, à CHF 48’000, en raison d’une faute concomitante. Une IPAI de CHF 50’000.- avait précédemment été versée au lésé par son assureur-accidents. On peut envisager trois modes de calcul :
- Sans droit préférentiel du lésé. Il s’agit de la solution retenue par le tribunal cantonal dans le cas d’espèce, mais clairement exclue par le Tribunal fédéral. Dans ce cas, l’assureur-accidents est subrogé aux droits du lésé à concurrence du montant de l’IPAI, soit CHF 50’000.-. Ce montant étant plus important que celui de l’indemnité réduite (CHF 48’000), le lésé n’a plus de créance contre le responsable.
- Avec un droit préférentiel limité. Il s’agit de la solution de compromis de l’ATF 123 III 306, désormais abandonnée par le Tribunal fédéral. Dans ce cas, l’assureur-accidents est subrogé aux droits du lésé à concurrence du montant de l’IPAI (CHF 50’000.-) réduit dans la même proportion de 20% que l’indemnité pour tort moral, soit CHF 40’000. Ce montant étant inférieur à celui de l’indemnité réduite, le lésé dispose dans notre exemple d’une créance de CHF 8’000 (CHF 48’000 – CHF 40’000) contre le responsable.
- Avec un droit préférentiel illimité. Il s’agit de la solution désormais applicable en matière de tort moral, quel que soit le motif de réduction de l’indemnité. Dans ce cas, la créance du lésé contre le responsable s’obtient en déduisant le montant de l’IPAI de celui de l’indemnité non-réduite. Elle s’élève donc à CHF 10’000 (CHF 60’000 – CHF 50’000) dans notre exemple.
Proposition de citation : Quentin Cuendet, Tort moral et droit préférentiel du lésé: pas de limitation en cas de faute concomitante, in: https://lawinside.ch/1554/