Inaction des gardes-frontière suisses lors d’une urgence médicale : les dommages-intérêts et le tort moral prévus par la LRCF

TF, 25.09.2024, 2C_1016/2022*

Un père de famille ayant vu sa femme enceinte de 6 mois souffrir pendant plusieurs heures sans aide médicale lors d’une interpellation par les gardes-frontière suisses, ensuite de quoi son enfant est mort-né, est directement touché dans sa personnalité. Il obtient une réparation morale de CHF 1’000.

Faits

Une famille voyage dans un train entre Milan et Paris. À la suite d’un contrôle d’identité, la poursuite du voyage leur est refusée et le groupe est remis aux gardes-frontière suisses.

La mère de famille, enceinte d’environ 27 semaines, se plaint de douleurs croissantes lors de son séjour au poste de gardes-frontière. Malgré les demandes répétées du père, aucune aide médicale n’est accordée. Après environ deux heures, la famille est transférée à la gare de Brigue pour être renvoyée en Italie. En raison de son état de santé, la mère de famille est portée par ses proches jusque dans le wagon. À son arrivée à Domodossola, la police italienne demande une aide médicale. Après le transport de la mère à l’hôpital, le décès de la fillette à naître est constaté. À la suite de cet évènement, la famille demande l’asile en Italie.

Un an après les faits, les parents effectuent des demandes de réparation morale et de dommages-intérêts pour eux-mêmes et leurs enfants auprès du Département fédéral des finances (DFF). Après le rejet des demandes par le DFF, la famille interjette recours auprès du Tribunal administratif fédéral. Celui-ci admet partiellement le recours et ordonne au DFF de verser à la mère de famille une indemnité pour tort moral de CHF 12’000 plus intérêts.

La famille introduit un recours en matière de droit public auprès du Tribunal fédéral. Ce dernier est principalement amené à examiner deux griefs. Premièrement, il s’agit d’examiner si, outre la recourante, son époux peut également prétendre à une réparation du tort moral. Deuxièmement, se pose la question de savoir si la famille à droit à des dommages-intérêts et une indemnité de réparation morale en lien avec la procédure d’asile en Italie.

Droit

La responsabilité pour le comportement des membres du corps des gardes-frontière suisses est régie par la LRCF.

En ce qui concerne la réparation du tort moral du père, l’art. 6 al. 1 LRCF limite cette possibilité aux proches en cas de mort d’homme. Cependant, selon la jurisprudence relative à l’art. 49 CO, applicable par analogie à l’art. 6 al. 1 LRCF, une réparation morale pour les proches peut être envisagée en cas de lésions corporelles. Tel est le cas lorsque la personne qui requiert le versement d’une indemnité pour tort moral est atteinte de manière illicite dans sa personnalité et qu’elle est touchée au moins aussi gravement qu’en cas d’homicide du proche.

En l’espèce, la mère ne souffre pas de séquelles physiques grave. Elle est suivie par un psychiatre, mais continue à participer de façon importante à la vie de famille. Dans ces circonstances, le père n’est pas affecté aussi gravement que s’il s’agissait d’un homicide. Il n’y a donc pas lieu à indemnisation en vertu de l’art. 6 al. 1 LRCF.

Un proche peut aussi demander réparation en tant que personne directement touchée si une atteinte illicite à sa personnalité est constatée (art. 6 al. 2 LRCF). Les critères pour obtenir réparation incluent la gravité de l’atteinte, l’intensité et la durée des effets, ainsi que le degré de responsabilité de l’auteur.

Le Tribunal fédéral examine ainsi si le père a subi une atteinte directe à sa personnalité. Présent pendant de longues heures auprès de son épouse souffrante, il a dû faire face à l’absence d’aide médicale, endurant des inquiétudes pour la vie et la santé de sa femme et de l’enfant à naître. L’inaction des gardes-frontière l’a plongé dans une situation d’impuissance et de détresse. Bien qu’aucune atteinte médicale ne soit constatée, une violation de son intégrité psychique est reconnue. Celle-ci justifie une réparation morale de CHF 1’000, assortie d’un intérêt de 5 % depuis le 4 juillet 2014.

Par ailleurs, les recourants demandent à être indemnisés parce que les gardes-frontière suisses les auraient forcés à retourner en Italie de manière illicite. Ils font valoir un dommage correspondant à la différence entre les prestations sociales perçues en Italie et celles qu’ils auraient pu percevoir en Allemagne, où ils cherchaient à se rendre au moment de leur interpellation à Brig.

L’art. 3 al. 1 LRCF prévoit que la Confédération répond des dommages causés sans droit par un fonctionnaire dans l’exercice de ses fonctions. Pour obtenir réparation, il faut prouver un acte illicite, un dommage et un lien de causalité. L’illicéité peut découler d’une atteinte à un droit absolu (illicéité de résultat) ou de la violation d’une norme protectrice (illicéité de comportement). En cas d’omission, la causalité hypothétique doit être analysée : il faut démontrer qu’une action en temps utile aurait empêché le dommage avec une vraisemblance prépondérante.

En l’espèce, aucun droit absolu n’est lésé par la diminution des prestations sociales en Italie. De plus, aucune norme de protection (Schutznorm) visant le patrimoine de la famille n’est violée. En particulier, ni les clauses discrétionnaires de l’art. 17 du Règlement Dublin III permettant aux États parties d’examiner une demande d’asile dont l’examen ne leur incombe pas en vertu de ce Règlement, ni les exigences minimales en matière d’exécution d’un renvoi, ne visent à protéger le patrimoine des demandeurs. Ainsi, l’absence d’illicéité conduit au rejet des prétentions en dommages-intérêts, sans que les autres conditions (dommage, causalité) soient examinées.

Le Tribunal fédéral déboute également la famille des autres chefs de réparation qu’elle faisait valoir.

En définitive, le Tribunal fédéral accorde au père de famille une indemnité en réparation du tort moral de CHF 1000, plus intérêts. Pour le surplus, le recours est rejeté.

Note

Le Tribunal fédéral n’examine pas l’obligation pour la Confédération d’indemniser le père en raison du décès de l’enfant à naître au regard de l’art. 6 al. 1 LRCF. En effet, le nasciturus n’a pas la personnalité juridique (art. 31 CC). Par conséquent, une telle situation ne constitue pas un cas de « mort d’homme » au sens de l’art. 6 al. 1 LRCF. En tout état de cause, le Tribunal fédéral souligne que d’après l’expertise médicale, il est impossible de savoir si l’enfant était encore en vie dans le ventre de sa mère au début de l’interaction avec les gardes-frontière. Le lien de causalité entre l’inaction des gardes-frontière et la mortinaissance n’est donc pas établi.

Dans le cadre d’une procédure pénale militaire séparée, l’agent des douanes responsable a été jugé coupable de lésions corporelles par omission.

Proposition de citation : Sébastien Picard, Inaction des gardes-frontière suisses lors d’une urgence médicale : les dommages-intérêts et le tort moral prévus par la LRCF, in: https://lawinside.ch/1534/

1 réponse

Trackbacks (rétroliens) & Pingbacks

Les commentaires sont désactivés.