L’atteinte grave au sens de l’art. 221 al. 1bis let. a CPP
TF, 05.02.2025, 7B_1440/2024, 7B_1443/2024*
Dans l’appréciation du risque de récidive qualifié, la détention provisoire peut être ordonnée même si le crime ou le délit grave commis n’a pas entraîné d’atteinte grave à l’intégrité physique, psychique ou sexuelle.
Faits
Un prévenu est arrêté par la police et placé en détention provisoire par décision du 17 juin 2024, car il s’est promené à trois reprises avec une scie à main ou un cutter et a agressé des passants. En outre, lors d’une tentative de brigandage ayant eu lieu six mois plus tôt, il a menacé deux personnes avec une scie à main tout en prononçant « I kill you ». Lors de cet évènement il a sorti sa scie à main, l’a levée au-dessus de sa tête et a foncé sur une première personne. Lorsque la deuxième personne est intervenue, il s’est dirigé vers elle avant de se détourner et d’attaquer à nouveau la première. Celle-ci a pris la fuite, poursuivie sur plusieurs mètres par le prévenu. Il l’a ensuite de nouveau menacée.
Après avoir contesté devant les instances cantonales sa mise en détention provisoire et sa prolongation, le prévenu interjette deux recours au Tribunal fédéral contre les décisions de l’Obergericht du canton de Schaffhouse. Dans ce contexte, le Tribunal fédéral est amené à se prononcer sur la notion d’atteinte grave au sens de l’art. 221 al. 1bis let. a CPP.
Droit
Dans la mesure où les deux recours sont connexes, le Tribunal fédéral décide de joindre les causes. Il commence par rappeler que le nouvel art. 221 al. 1bis CPP prévoit que la détention provisoire peut exceptionnellement être ordonnée si deux conditions cumulatives sont remplies :
- le prévenu doit être fortement soupçonné d’avoir porté gravement atteinte à l’intégrité physique, psychique ou sexuelle d’autrui en commettant un crime ou un délit grave (let. a), et
- il doit exister un danger sérieux et imminent qu’il commette un crime grave du même genre (let. b).
Le prévenu soutient qu’il n’existe pas de risque de récidive qualifié au sens de l’art. 221 al. 1bis CPP dans la mesure où l’instance inférieure ne constate aucune atteinte grave à l’intégrité physique, psychique ou sexuelle. Par conséquent, il considère que la condition de l’art. 221 al. 1bis let. a CPP n’est pas remplie.
Le Tribunal fédéral considère que le crime ou le délit grave commis ne doit pas nécessairement entraîner une atteinte grave à l’intégrité physique, psychique ou sexuelle. En effet, il est possible que l’acte litigieux ne cause pas d’atteinte en raison de circonstances heureuses. L’exigence d’ « atteinte grave » requiert non seulement que dans l’abstrait, l’acte incriminé soit dirigé contre un bien juridique de grande valeur, mais également que les circonstances concrètes démontrent aussi la gravité de l’acte.
En l’espèce, les multiples infractions reprochées constituent, tant dans l’abstrait que dans le concret, des délits graves dirigés contre des biens juridiques de grande valeur. Le fait qu’aucune atteinte grave n’ait été constatée chez les parties plaignantes n’est pas déterminant.
Le Tribunal fédéral analyse ensuite la seconde condition de l’art. 221 al. 1bis let. b CPP. Cette dernière est remplie lorsqu’il existe un risque sérieux et imminent que le prévenu commette un crime grave du même genre. En l’espèce, une expertise psychiatrique établit qu’il est très probable que le prévenu commette des infractions similaires à celles qui lui sont reprochées.
En conclusion, les conditions de l’art. 221 al. 1bis CPP sont remplies. La détention provisoire est justifiée en raison du risque de récidive qualifié.
Au vu de ce qui précède, les recours sont rejetés.
Note
Par le biais de plusieurs arrêts récents rendus en matière de détention provisoire, le Tribunal fédéral clarifie les exigences nouvellement codifiées par l’art. 221 al. 1bis CPP concernant le risque de récidive qualifié. À ce jour, les principales précisions apportées par la jurisprudence peuvent être résumées comme suit.
S’agissant de la première condition cumulative de l’art. 221 al. 1bis CPP, plusieurs éclaircissements sont apportés. Tout d’abord, comme exposé ci-dessus, il n’est pas nécessaire que le crime ou le délit grave commis entraîne nécessairement une atteinte grave à l’intégrité physique, psychique ou sexuelle (TF, 7B_1440/2024, 7B_1443/2024*, c. 4.4). L’appréciation de la gravité du crime ou du délit s’apprécie non seulement de manière abstraite, mais également à l’aune des circonstances concrètes de sa commission (TF, 7B_1440/2024, 7B_1443/2024*, c. 4.4).
Par ailleurs, le brigandage commis avec une arme à feu ou une autre arme dangereuse (art. 140 ch. 2 CP) constitue par principe un crime grave car il porte non seulement atteinte au patrimoine et à la liberté personnelle de la victime mais implique également toujours un risque pour son intégrité physique (TF, 7B_1440/2024, 7B_1443/2024*, c. 4.5). La doctrine majoritaire est d’avis que toutes les formes du brigandage qualifié (art. 140 ch. 2-4 CP) atteignent le seuil de gravité nécessaire pour pouvoir retenir un risque de récidive qualifié.
En revanche, les infractions liées aux stupéfiants ne permettent en principe pas de retenir un risque de récidive qualifié, car elles sont dirigées en premier lieu contre la santé publique et non contre des biens juridiques individuels. Toutefois, si une atteinte à un bien juridique individuel de grande valeur est établie dans le cas d’espèce, ce risque peut être retenu (TF, 7B_136/2025*, c. 2.1 ss, résumé in Lawinside/1587).
S’agissant de la seconde condition cumulative de l’art. 221 al. 1bis CPP, le pronostic de récidive est admis lorsqu’il existe un risque « inacceptablement élevé » que de nouveaux crimes graves soient commis dans un avenir proche. Sur le plan temporel, le danger « imminent » suppose que le prévenu soit susceptible de commettre de nouvelles infractions graves dans un avenir proche. À cet égard, la jurisprudence antérieure du Tribunal fédéral reste applicable (ATF 150 IV 360, résumé in Lawinside/1506).
Dans l’établissement du pronostic, la gravité de l’infraction présumée joue un rôle central : plus celle-ci est élevée, moins les exigences en matière de pronostic défavorable seront strictes. Toutefois, cette gravité ne saurait à elle seule suffire : un pronostic négatif reste nécessaire pour admettre l’existence d’un risque de récidive qualifié (ATF 150 IV 360, résumé in Lawinside/1506). Enfin, si une expertise psychiatrique est déjà disponible, elle doit également être prise en compte dans l’évaluation (ATF 150 IV 149, c. 3.1.2). À cet égard, un risque de récidive évalué comme « modéré » dans une expertise psychiatrique peut, dans certaines circonstances, suffire à justifier un risque qualifié (TF, 7B_583/2024, c. 3.4.3 s.).
Proposition de citation : Sébastien Picard, L’atteinte grave au sens de l’art. 221 al. 1bis let. a CPP, in: https://lawinside.ch/1573/
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[…] d’une personne n’est pas déterminant (cf. 7B_1440/2024, 7B_1443/2024*, résumé in Lawinside/1573). La doctrine considère que l’exigence d’une atteinte à des biens juridiques de grande valeur […]
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