La demande de révision suite à la condamnation de la Suisse par la CourEDH dans l’affaire Jann-Zwicker et autres

TF, 19.02.2025, 4F_22/2024

Le Tribunal fédéral admet la demande de révision (art. 122 LTF) des requérants ayant obtenu gain de cause devant la CourEDH dans l’affaire Jann-Zwicker et alii c. Suisse (dies a quo du délai de prescription absolu et dommages différés en lien avec l’amiante). Il renvoie la cause à l’instance inférieure pour nouvel examen.

Faits

Entre 1961 et 1972, un enfant est régulièrement exposé à l’amiante. En effet, son domicile se trouve à proximité immédiate de l’usine de la société Eternit AG, qui transforme des minéraux d’amiante fibreux en panneaux d’amiante-ciment. Diagnostiqué d’un mésothéliome pleural malin (maladie typique de l’amiante) en 2004, il décède en 2006.

L’épouse et le fils du défunt saisissent successivement les juridictions nationales, et se voient à chaque fois opposer l’exception de prescription. En effet, selon la jurisprudence fédérale, la prescription commence à courir avec l’acte ou l’omission qui a causé le dommage, indépendamment du fait que les conséquences dommageables ne se soient produites que plus tard.

Les requérants saisissent enfin la CourEDH. À la suite de la condamnation de la Suisse pour violation de l’art. 6 § 1 CEDH (affaire Jann-Zwicker et alii c. Suisse, résumé in LawInside.ch/1420), les requérants exercent une demande de révision de l’ATF 146 III 25.

La CourEDH considère en effet que la détermination du dies a quo du délai absolu de prescription, telle qu’elle ressort de la jurisprudence fédérale, n’est pas conforme à la CEDH dans le cas des victimes de dommages différés dus à l’amiante. Le Tribunal fédéral est amené à déterminer si les conditions d’une révision sont remplies dans le cas d’espèce.

Droit

Le Tribunal fédéral commence, de manière bienvenue, par rappeler la teneur de l’art. 46 § 1 CEDH. Selon cette disposition, les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties.

Selon l’art. 122 LTF, la révision d’un arrêt du Tribunal fédéral pour violation de la CEDH peut être demandée aux conditions suivantes : la CourEDH a constaté, dans un arrêt définitif (art. 44 CEDH), une violation de la CEDH ou de ses protocoles, ou a conclu le cas par un règlement amiable (art. 39 CEDH) (lit. a) ; une indemnité n’est pas de nature à remédier aux effets de la violation (lit. b) ; la révision est nécessaire pour remédier aux effets de la violation (lit. c). Dans le cas d’une violation de la CEDH, la demande de révision doit être déposée devant le Tribunal fédéral au plus tard 90 jours après que l’arrêt est devenu définitif au sens de l’art. 44 CEDH.

Les requérants ayant respecté le délai pour former leur demande de révision, le Tribunal fédéral examine si les conditions cumulatives de l’art. 122 LTF sont remplies.

S’agissant de la première condition (art. 122 lit. a LTF), il est incontestable que la CourEDH a constaté, dans un arrêt devenu définitif, une violation de la CEDH.

Ensuite, une indemnité ne doit pas être de nature à compenser les conséquences de la violation (art. 122 lit. b LTF). En particulier, selon la jurisprudence, il n’y a plus lieu de faire une demande de révision d’un arrêt du Tribunal fédéral si la CourEDH a déjà accordé au requérant une « satisfaction équitable » (art. 41 CEDH) pour compenser les conséquences de la violation. La révision n’est possible que dans la mesure où elle est appropriée et nécessaire pour éliminer, au-delà de la compensation financière, les effets négatifs concrets persistants en raison de la violation de la CEDH dans la procédure initiale.

In casu, les requérants n’ont pas fait valoir de prétentions par-devant la CourEDH en raison de la maladie liée à l’amiante du défunt. Bien qu’ils aient reçu des indemnités (EUR 20’800 pour le préjudice moral subi et EUR 14’000 pour frais et dépens), la cause elle-même n’a pas encore fait l’objet d’un examen judiciaire sur le fond.

De plus, en principe, la CEDH ne considère les indemnités procédurales comme une « satisfaction équitable » au sens de l’art. 41 CEDH que si elle parvient à la conclusion que les requérants auraient obtenu, au moins partiellement, gain de cause devant les juridictions nationales. Or, la CourEDH n’aurait de toute façon pas pu procéder à une telle évaluation dans le cas présent, puisque les conditions d’une demande en réparation n’ont pas (encore) été examinées à la lumière des règles du Code suisse des obligations. Il découle de ce qui précède que la condition posée par l’art. 122 lit. b LTF est également remplie.

Finalement, selon l’art. 122 lit. c LTF, la révision doit être nécessaire pour remédier aux effets de la violation. La révision est « nécessaire » si la procédure devant le Tribunal fédéral aurait connu ou pu connaître une autre issue, en l’absence d’une violation de la CEDH. Par ailleurs, il appartient aux Etats contractants de trouver le moyen le plus approprié pour rétablir une situation conforme à la CEDH, et ainsi garantir une protection efficace des garanties qui y sont inscrites.

En l’espèce, l’issue de la procédure aurait été différente sans violation de la CEDH. Le Tribunal fédéral aurait alors renvoyé l’affaire à l’instance précédente, pour qu’elle examine en particulier la question du délai relatif de prescription ainsi que les conditions de responsabilité des défendeurs. La condition de l’art. 122 lit. c LTF est donc également remplie.

Contrairement à ce que soutiennent les requérants, le Tribunal fédéral ne peut toutefois pas se prononcer sur le fond de l’affaire. Les diverses violations de la CEDH constatées dans l’arrêt Jann-Zwicker et alii c. Suisse n’ont pas trait à la question du délai relatif de prescription, que la CourEDH n’a pas examinée. La CourEDH n’avait en effet à traiter que de questions liées au délai absolu de prescription.

En conséquence, le Tribunal fédéral annule son arrêt 4A_554/2013 du 6 novembre 2019 (publié partiellement in ATF 146 III 25) ainsi que l’arrêt de l’Obergericht glaronnais du 4 octobre 2013 (OG.2012.00042), et renvoie la cause à l’autorité inférieure pour nouvel examen, en particulier de la question du délai relatif de prescription.

Note

Cet arrêt du Tribunal fédéral est bienvenu. En citant directement l’arrêt Jann-Zwicker et alii c. Suisse (c. 5.2.2 en particulier), il rappelle la position logique de la CourEDH en matière de délai absolu de prescription dans le cas des dommages différés. Ainsi, lorsque qu’il est scientifiquement prouvé qu’il est impossible pour une personne de savoir qu’elle souffre d’une certaine maladie, une telle circonstance doit être prise en compte dans le calcul du délai absolu de prescription.

Espérons que l’affaire Jann-Zwicker permettra enfin de mettre un terme aux débats sur la détermination du dies a quo en matière de dommages liés à l’amiante, vue la position limpide de la CourEDH à cet égard. Rappelons d’ailleurs que la CourEDH a elle-même souligné que la question de la détermination du dies a quo avait été débattue lors du processus législatif ayant mené à la révision du droit suisse de la prescription. Dans ce cadre, il a déjà été relevé qu’une modification législative du délai de prescription absolu ne serait pas suffisante à elle seule, mais que les juridictions nationales devraient se saisir de la question (Jann-Zwicker et alii c. Suisse, § 32). L’affaire reste à suivre.

Proposition de citation : Camille de Salis, La demande de révision suite à la condamnation de la Suisse par la CourEDH dans l’affaire Jann-Zwicker et autres, in: https://lawinside.ch/1552/