La régularité de la votation fédérale sur la réforme AVS 21

TF, 12.12.2024, 1C_487/2024*

(i) Toute irrégularité dans la diffusion d’informations au corps électoral ne franchit pas nécessairement le seuil de gravité suffisant pour conduire à une annulation de la votation concernée.

(ii) La sécurité du droit s’oppose à l’annulation d’une votation lorsque l’objet de cette votation est déjà entré en vigueur et qu’une annulation aurait des conséquences financières, juridiques et/ou organisationnelles importantes.

Faits 

Le 25 septembre 2022, le peuple suisse et les cantons s’expriment sur la réforme de l’assurance-vieillesse et survivants (AVS 21), composée de deux objets : d’une part, le financement additionnel de l’AVS par le biais d’un relèvement de la TVA (accepté par 55,1 % des votant·e·s), d’autre part, la modification de la loi sur l’AVS (acceptée par 50,5 % des votant·e·s). Les explications du Conseil fédéral indiquent que le rejet de l’un des deux objets entraînerait l’échec de la réforme dans son ensemble.

Les deux objets entrent en vigueur le 1er janvier 2024. Certaines dispositions, en particulier le relèvement progressif de l’âge de la retraite des femmes, ne déploient toutefois leurs effets qu’à partir du 1er janvier 2025. Avant cette date, seules 4 mesures sont déjà effectives : relèvement de la TVA de 0,4 point, réduction du délai de carence pour avoir droit à une allocation pour impotent, flexibilisation de l’âge de perception de la rente AVS entre 63 et 70 ans et incitation à travailler grâce à une comptabilisation des cotisations effectuées après l’âge de la retraite dans le calcul de la rente.

Le 6 août 2024, l’Office fédéral des assurances sociales (ci-après : OFAS) publie un communiqué de presse annonçant que deux formules erronées dans un programme de calcul ont conduit à une surestimation des projections de dépenses futures de l’AVS. Il en résulterait un écart de CHF 4 milliards pour 2033 par rapport aux projections antérieures.

Le 9 août 2024, plusieurs citoyennes et citoyens ainsi que le parti des Vert-e-s suisses forment un recours en matière de droits politiques auprès des gouvernements de leurs cantons respectifs (Genève, Vaud, Neuchâtel, Zurich et Berne). Toutes les autorités cantonales déclarent les demandes irrecevables en raison de leur incompétence à traiter des recours à portée supra-cantonale.

Les intéressé·e·s interjettent alors un recours en matière de droit public au Tribunal fédéral, qui doit déterminer si la votation viole la libre formation de l’opinion des citoyens et des citoyennes et l’expression fidèle et sûre de leur volonté (art. 34 al. 2 Cst.) et, cas échéant, s’il convient de l’annuler.

Droit 

Le Tribunal fédéral commencer par rappeler que l’art. 34 al. 2 Cst. garantit la libre formation de l’opinion des citoyens et des citoyennes et l’expression fidèle et sûre de leur volonté. L’art. 11 al. 2 LDP prévoit que le texte soumis à la votation est accompagné de brèves explications du Conseil fédéral, qui doivent rester objectives. L’art. 10a al. 2 LDP précise que le Conseil fédéral est soumis au principe de transparence qui implique que, en présence d’incertitudes significatives lors de l’évaluation de la situation de départ, celles-ci soient clairement présentées comme telles.

En principe, un recours contre le résultat d’une votation fédérale doit être formé au plus tard dans un délai de 3 jours dès la publication des résultats (art. 77 al. 2 LDP). En se fondant sur l’art. 29 al. 1er Cst., la jurisprudence admet toutefois, à titre exceptionnel, un droit à un contrôle de la régularité d’une votation fédérale et à une protection juridique rétrospective. Cette voie de droit est ouverte pour invoquer des faits qui existaient déjà au moment de la votation mais qui étaient alors inconnus et qui sont de nature à avoir massivement influencé l’état d’information global prévalant au moment de la votation. Dans ce contexte et malgré l’art. 189 al. 4 Cst., il n’est pas exclu de tenir compte de l’influence qu’ont pu exercer des informations émanant du Conseil fédéral et/ou des Conseillères et Conseillers fédéraux, en particulier lorsque le Conseil fédéral a omis des informations importantes auxquelles seule l’administration fédérale avait accès.

Après avoir établi que les recours remplissaient les strictes conditions de recevabilité de cette voie de droit exceptionnelle, le Tribunal fédéral entreprend d’établir l’état global d’information prévalant au moment de la votation, afin de déterminer si celui-ci était gravement erroné ou lacunaire.

Le Message du Conseil fédéral indique qu’il faut s’attendre à ce que le financement de l’AVS par répartition, dépendant de l’évolution démographique, se dégrade progressivement et que le besoin de financement sur les 10 prochaines années s’élève à environ CHF 18,5 milliards. Dans ce contexte, les mesures prévues par AVS 21 permettraient d’économiser quelque CHF 4,9 milliards. Le Message renvoie aux calculs internes figurant sur une fiche d’information de l’Office fédéral des assurances sociales. Il n’indique pas que les chiffres reposent sur des modèles de projection susceptibles de variations, ni n’attire l’attention sur la complexité des calculs. Cette estimation a été largement relayée dans les médias et reprise par le Conseil fédéral en conférence de presse.

En s’appuyant sur le communiqué de presse de l’OFAS du 6 août 2024, les recourant·e·s font valoir que le montant du besoin de financement futur de l’AVS estimé à environ CHF 18,5 milliards a été utilisé de manière récurrente alors qu’il serait gravement erroné. Le Conseil fédéral, pour sa part, estime que l’erreur n’est pas significative car elle entraîne une surestimation des dépenses de seulement 1 % et s’inscrit dans la marge d’incertitude inhérente aux projections.

Le Tribunal fédéral concède au Conseil fédéral que le calcul du besoin de financement de l’AVS repose sur des modèles de projection complexes. Il estime néanmoins que la formulation employée par le Conseil fédéral ne suffit pas à marquer le caractère incertain du résultat de ce calcul et que la brochure explicative aurait dû être plus précise à ce sujet, en indiquant que le calcul reposait sur un modèle qui comportait des incertitudes et en employant plus de précautions de langage, par exemple en mentionnant une marge d’erreur. Cela vaut d’autant plus que le Conseil fédéral avait choisi de chiffrer le besoin de financement de façon cumulée sur une période de 10 ans, ce qui faisait apparaître un montant important.

Cela étant, le Tribunal fédéral rappelle que le litige ne porte pas sur la brochure explicative, mais sur l’état global d’information du corps électoral, qui dépend également d’autres éléments. En l’occurrence, le corps électoral a été correctement informé quant au but et à la portée de la réforme, à savoir assurer le financement de l’AVS face au vieillissement de la population dans un contexte de projections financières à long terme. Par ailleurs, sous l’angle de la liberté de vote, les citoyennes et citoyens sont censés savoir que des projections financières à long terme sont relativement incertaines et sujettes à variations. Les projections relatives au besoin de financement de l’AVS sont d’ailleurs toute aussi incertaines au moment du recours qu’au moment de la votation. Par comparaison, dans les autres affaires dans desquelles le Tribunal fédéral a procédé à un contrôle rétrospectif d’une votation, l’erreur pouvait être évaluée par des chiffres certains au moment de l’examen. Enfin, dans ces autres affaires, l’erreur dans les chiffres se caractérisait par un facteur supérieur à 5, respectivement à 10, tandis que, en l’espèce, le facteur de l’erreur potentielle maximale (CHF 8,5 milliards) s’élève à 1,85. Cela représente CHF 0,85 milliard par an, soit 1,7 % des dépenses annuelles de l’AVS de CHF 49,953 milliards.

Ainsi, le Tribunal fédéral retient que l’état d’information globale était donc bien moins lacunaire dans le cas présent que dans les deux affaires dans lesquelles il a reconnu rétrospectivement une violation de la liberté de vote. Compte tenu notamment du lien indissociable entre les deux objets de la réforme AVS 21 et du fait que le relèvement du taux de TVA est déjà intégralement entré en vigueur, ce qui exclut une annulation de la votation sous l’angle de la sécurité du droit, le Tribunal fédéral laisse néanmoins ouverte la question de savoir si la votation a été affectée d’une violation grave de l’art. 34 al. 2 Cst.

Le Tribunal fédéral rappelle en effet qu’une votation ne peut être qu’annulée qu’à des conditions strictes en raison de l’importance du maintien des décisions prises par le corps électoral. Les principes de la sécurité du droit (art. 5 Cst.), de la bonne foi (art. 9 Cst.) et de l’égalité de traitement (art. 8 Cst.) imposent ainsi de procéder à une pesée globale des intérêts même en présence d’une violation grave des droits politiques. Dans ce contexte, les éléments à prendre en considération sont l’écart des voix, l’influence possible de la gravité de l’irrégularité sur le résultat du vote ainsi que la sécurité du droit et les autres aspects qui s’opposent à une annulation.

Sous l’angle de la sécurité du droit, le Tribunal fédéral rappelle que, en l’espèce, le relèvement de la TVA est déjà entré en vigueur, de même que la réduction du délai de carence pour la perception de l’allocation pour impotent ainsi que la flexibilisation de l’âge de la retraite. Une annulation de ces mesures entraînerait des conséquences juridiques difficilement prévisibles et qu’on ne saurait imposer aux personnes concernées. Par ailleurs, le Tribunal fédéral estime que les premières générations de femmes qui seront concernées par le relèvement de l’âge de la retraite ont probablement déjà adapté leur plan de prévoyance, de même que leurs employeurs et les caisses de compensation et de prévoyance. Une annulation de cette mesure aurait ainsi des conséquences financières importantes et serait difficile à gérer.

Pour ces motifs, le Tribunal fédéral estime qu’une annulation de la votation sur la réforme AVS 21 ne serait pas conforme au principe de la sécurité du droit et rejette en conséquence les recours.

Proposition de citation : Margaux Collaud, La régularité de la votation fédérale sur la réforme AVS 21, in: https://lawinside.ch/1613/