La preuve des dommages-intérêts forfaitaires (liquidated damages) en droit suisse
Les parties sont libres de régler contractuellement le fardeau de la preuve. Ces dernières peuvent déroger au principe de l’art. 8 CC et dispenser le créancier de prouver l’existence du dommage. Dans un tel cas, le débiteur doit avoir la possibilité d’apporter la preuve de l’absence de dommage.
Faits
Deux sociétés concluent un Master Supply Agreement portant sur la vente et la livraison de piles pour appareils auditifs. Ce contrat ne contient aucune quantité minimale de commande, mais prévoit un accord de fourniture exclusive entre les sociétés et une clause de liquidated damages en cas de violation du contrat. Cette clause de forfaitisation dispense les parties de prouver l’étendue du dommage et prévoit une méthode de calcul spécifique afin de calculer l’indemnisation due.
Plusieurs années après la conclusion du contrat, la société acheteuse réduit ses commandes, puis cesse de s’approvisionner auprès de la société vendeuse, pour s’approvisionner auprès d’une autre société. La société vendeuse estime ainsi que la société acheteuse viole le contrat et réclame les liquidated damages auprès du Handelsgericht de Zurich pour un montant de USD 14’885’536.86 avec intérêts. Le Handelsgericht admet la requête à hauteur de USD 10’963’160.12 avec intérêts.
La société acheteuse interjette recours au Tribunal fédéral, lequel est amené à se déterminer sur la place des liquidated damages en droit suisse ainsi que sur l’allègement prévu contractuellement du fardeau de la preuve quant à l’existence du dommage.
Droit
En premier lieu, le Tribunal fédéral se rallie à l’interprétation du Handelsgericht et considère que le comportement de la société acheteuse constitue une rupture prématurée du contrat.
En second lieu, la société acheteuse estime que le Handelsgericht reconnait à tort l’existence d’un dommage et que la société vendeuse n’a pas prouvé ce dernier. Bien que les liquidated damages ne soient pas expressément prévus par le CO, les parties peuvent convenir d’une telle indemnité forfaitaire. Le Tribunal fédéral s’appuie sur la doctrine pour définir les liquidated damages. Il s’agit d’une convention contractuelle par laquelle les parties conviennent, en cas de réalisation d’un fait de responsabilité déterminé, du versement d’un montant prédéfini à titre de dommages-intérêts. Elle vise à faciliter l’action en dommages-intérêts du créancier en le dispensant de prouver l’étendue du dommage.
Dans une telle convention, les parties sont libres de régler contractuellement le fardeau de la preuve. Ces dernières peuvent déroger au principe de l’art. 8 CC et dispenser le créancier de prouver le dommage. Dans un tel cas, le débiteur doit avoir la possibilité d’apporter la preuve de l’absence de dommage.
En l’espèce, l’interprétation littérale du contrat ne permet pas de conclure de manière explicite à un renversement du fardeau de la preuve. Toutefois, l’analyse du contenu et de la finalité de la clause démontre que les parties ont entendu libérer le créancier non seulement de la preuve de l’étendue du dommage, mais aussi de celle de son existence. Selon la théorie de la différence, ces deux éléments sont étroitement liés : l’existence du dommage découle de sa quantification. Il serait dès lors incohérent de dispenser le créancier de prouver le montant du dommage tout en exigeant qu’il en démontre l’existence. En prévoyant une indemnité forfaitaire fondée sur des critères de calcul précis, les parties sont ainsi implicitement convenues que la société vendeuse serait dispensée d’apporter la preuve d’un dommage concret, laissant à la société acheteuse la charge d’en établir l’absence.
Partant, le Tribunal fédéral rejette le recours.
Note
Cet arrêt soulève plusieurs problématiques intéressantes. Il permet de (i) comparer la peine conventionnelle et les liquidated damages au regard de la nécessité de l’existence d’un dommage et (ii) d’apporter quelques considérations sur la preuve d’un fait négatif.
(i) La peine conventionnelle et les liquidated damages : le critère du dommage
Cet arrêt permet de distinguer la peine conventionnelle (art. 161 al. 1 CO) des liquidated damages au regard du critère de l’existence du dommage. La peine conventionnelle est, en principe, indépendante de l’existence d’un dommage. Les parties peuvent toutefois déroger à ce principe en subordonnant le paiement de la peine à l’existence d’un dommage. En revanche, les liquidated damages sont toujours subordonnés à l’existence d’un dommage.
Dans le cas où les parties à une peine conventionnelle subordonnent son paiement à l’existence d’un dommage, il conviendra d’interpréter la volonté des parties. La peine conventionnelle permet de faire pression sur le débiteur et sert principalement les intérêts du créancier à l’exécution de l’obligation principale. Quant aux liquidated damages, ils servent les intérêts des deux parties. D’une part le créancier est dispensé de prouver l’étendue de son dommage, d’autre part le débiteur sait à l’avance le montant à payer (CR CO-Mooser, 3e éd., art. 160 N 4).
(ii) La preuve d’un fait négatif
Les parties prévoyant une clause de liquidated damages peuvent permettre au débiteur de se libérer de sa responsabilité en apportant la preuve de l’absence de dommage. Or, cette preuve est particulièrement difficile à apporter car elle porte sur un fait négatif. La preuve d’un fait négatif est en principe apportée par des indices tirés de faits positifs contraires. Partant, la jurisprudence a imposé un devoir de collaboration du créancier dans la preuve de l’existence de son dommage. Dès lors, il lui incombe d’exposer les divers postes de son dommage, sans pour autant devoir fournir une preuve stricte. Le créancier peut également être amené à contester les positions du débiteur selon lesquelles il n’aurait subi aucun dommage. Pour une analyse approfondie, cf. Tolou Alborz, La forfaitisation du dommage, N 130 ss, Zurich 2017.
À notre sens, cette situation illustre une articulation fine entre la dispense de preuve et le devoir de collaboration. D’une part, les parties renversent le fardeau de la preuve en dispensant le créancier de démontrer l’existence du dommage ; d’autre part, ce dernier est tout de même tenu de collaborer à son établissement. En matière de faits négatifs, le Tribunal fédéral a précisé que ce devoir de collaboration du créancier ne saurait conduire à un renversement du fardeau de la preuve (ATF 139 II 451, consid. 2.4). In casu, l’absence de dommage n’a pas été invoquée devant le Handelsgericht, ce grief n’est donc pas analysé par le Tribunal fédéral.
Proposition de citation : Sébastien Picard, La preuve des dommages-intérêts forfaitaires (liquidated damages) en droit suisse, in: https://lawinside.ch/1615/