Comment sortir des biens de la masse successorale ? À l’aide d’une Treuunternehmen (ou d’un trust) bien ficelée
Le patrimoine d’une Treuunternehmen irrévocable ne fait pas partie de la masse successorale du de cujus (art. 560 CC). La désignation de bénéficiaires dans les clauses d’une Treuunternehmen est une libéralité entre vifs et non pour cause de mort. Dans le cas d’un Treuunternehmen discrétionnaire, une telle libéralité n’est pas soumise au rapport (art. 626 CC). Ces considérations devraient aussi s’appliquer aux trusts irrévocables et discrétionnaires.
Faits
Une personne domiciliée en Suisse constitue une Treuunternehmen (entreprise fiduciaire) de droit liechtensteinois au sens de l’art. 932a de la Gesetzes zum Personen- und Gesellschaftsrecht. Ses statuts prévoient qu’il est le seul bénéficiaire des biens jusqu’à son décès, après quoi deux de ses fils en deviennent bénéficiaires à parts égales. De plus, il renonce à tout droit sur la Treuunternehmen et son patrimoine.
À son décès, trois petits-enfants, héritiers légaux en raison du prédécès d’une fille du de cujus, découvrent l’existence de la Treuunternehmen. Ils demandent le partage des avoirs de celle-ci, ce que les enfants refusent. Les petits-enfants introduisent une action en partage devant le tribunal de Soleure-Lebern, qui rejette leur demande. L’Obergericht admet l’appel. Il considère que les actifs de la Treuunternehmen font partie de la masse successorale, car le de cujus ne s’était pas définitivement dessaisi de ces biens. La solution inverse serait en opposition totale avec le droit successoral suisse.
Les enfants du de cujus déposent un recours en matière civile auprès du Tribunal fédéral. Ce dernier est amené à déterminer (i) si les biens transférés à la Treuunternehmen par le de cujus font partie de la masse successorale, (ii) si la désignation des bénéficiaires de la Treuunternehmen est une disposition pour cause de mort ou un acte entre vifs et (iii) si l’éventuelle libéralité entre vifs est soumise au rapport (art. 626 CC).
Droit
À titre préliminaire, le Tribunal fédéral souligne que la Treuunternehmen de droit liechtensteinois se distingue du trust. En effet, contrairement au trust, elle est dotée de la capacité juridique (en l’occurrence vermögensfähig et rechtsfähig). La Convention de La Haye sur les trusts ne s’applique ainsi pas à la Treuunternehmen. En outre, la Treuunternehmen est en principe automatiquement reconnue en droit suisse en application de l’art. 154 al. 1 LDIP, sans que cela ne soit contraire à l’ordre public suisse (art. 17 LDIP). Enfin, vu que la Treuunternehmen présente des similarités avec le trust, les principes développés pour les trusts valent également pour la Treuunternehmen.
En premier lieu, le Tribunal fédéral examine si les biens de la Treuunternehmen appartenaient au patrimoine du défunt au moment de son décès et passent donc aux héritiers (art. 560 CC).
En l’espèce, le de cujus a transféré de son vivant des valeurs patrimoniales à la Treuunternehmen et a renoncé de manière irrévocable à tout droit sur le patrimoine de celle-ci. Puisque le de cujus ne pouvait plus disposer de son vivant librement des biens de la Treuunternehmen, celle-ci n’est pas un sham trust et le principe du Durchgriff ne saurait s’appliquer. Partant, les biens de la Treuunternehmen ne faisaient plus partie du patrimoine du de cujus et ne passent donc pas à ses héritiers.
En deuxième lieu, le Tribunal fédéral examine si la désignation des fils comme bénéficiaires doit être considérée comme une disposition pour cause de mort (soumise à des exigences de forme) ou un acte entre vifs. Dans l’ATF 112 II 157, il a retenu que l’assurance-vie souscrite par le défunt de son vivant, financée par ses biens et désignant un bénéficiaire est un acte juridique entre vifs. En effet, la désignation du bénéficiaire crée un droit indépendant de la qualité d’héritier du bénéficiaire qui naît dès la conclusion du contrat (ou, si le de cujus se réserve le droit de modifier la clause bénéficiaire, est suspendu jusqu’à son décès). La situation du cas d’espèce est comparable à celle de l’assurance-vie. Partant, la désignation de bénéficiaires dans la Treuunternehmen constitue un acte juridique entre vifs, qui n’est pas soumis à une exigence de forme.
En dernier lieu, le Tribunal fédéral examine si la désignation des deux fils dans la clause bénéficiaire est une libéralité entre vifs soumise au rapport (art. 626 al. 2 CC).
Lorsque les descendants ont déjà reçu du vivant du défunt des libéralités de la part de la Treuunternehmen (ou d’un trust), il existe une obligation de rapport. Il en va de même lorsque le bénéficiaire du trust ou de la Treuunternehmen dispose d’un droit à la distribution de revenus ou d’un capital (fixed interest trust).
En revanche, en présence d’un trust discrétionnaire, le trustee (ou le conseil fiduciaire pour une Treuunternehmen) est libre de déterminer si des distributions doivent être effectuées, et le cas échéant qui en sont les bénéficiaires et quel est leur montant. Dans cette hypothèse, les bénéficiaires n’ont pas de droit subjectif au versement de montants par le trust ou la Treuunternehmen, même s’il est prévisible que de tels versements interviendront selon la volonté du constituant.
En l’espèce, les statuts de la Treuunternehmen la rendent assimilable à un irrevocable discretionary trust. Par conséquent, les enfants ne disposent d’aucun droit subjectif au versement de montants du seul fait de leur mention en tant que bénéficiaires dans les statuts de la Treuunternehmen. Dès lors, il ne s’agit pas d’une libéralité soumise à l’obligation de rapport (art. 626 CC).
Partant, le Tribunal fédéral admet le recours.
Note
Cet arrêt appelle (i) une remarque générale concernant sa portée pour les trusts et trois brèves remarques sur (ii) la relation avec l’appréciation fiscale, (iii) l’application du Durchgriff et (iv) l’action en réduction.
(i) La portée de cet arrêt pour les trusts
Bien que cet arrêt ne concerne pas un trust au sens de la Convention de La Haye (CLHT), mais une Treuunternehmen, les clarifications apportées semblent aussi s’appliquer aux trusts irrévocables et discrétionnaires. Cet arrêt est ainsi bienvenu, car il clarifie leur qualification dans le domaine successoral.
(ii) La relation avec l’appréciation fiscale
Le Tribunal fédéral mentionne brièvement dans cet arrêt la relation entre les considérations de droit civil et fiscal. En l’espèce, l’autorité fiscale avait rendu un rappel d’impôt afin que les actifs de la Treuunternehmen fassent partie de l’impôt sur les successions. Les petits-enfants soutenaient ainsi que cette appréciation fiscale justifiait de considérer ces actifs comme faisant partie de la masse successorale. Le Tribunal fédéral souligne que l’analyse juridique de droit civil peut tout à fait s’écarter de l’appréciation fiscale. En d’autres termes, le tribunal civil n’est pas lié par le fait que l’autorité fiscale ait intégré les biens d’un trust ou d’une Treuunternehmen au patrimoine imposable du de cujus.
(iii) L’application du Durchgriff
Le Tribunal fédéral profite de cet arrêt pour rappeler sa récente jurisprudence publiée dans l’ATF 149 III 145 relative à l’application du Durchgriff en matière successorale. Dans cet ATF, le Tribunal fédéral avait considéré que les libéralités effectuées par le de cujus à certains de ses enfants par le biais de la société unipersonnelle qu’il contrôlait pouvaient être soumises à rapports dès lors qu’elles pouvaient être assimilées à des transferts directs aux héritiers. En l’espèce, le conseil fiduciaire (Treuhänderrat) pouvait librement décider des distributions de la Treuunternehmen (approche discrétionnaire). Cette dernière ne correspond ainsi pas à une société unipersonnelle à laquelle pourrait s’appliquer un Durchgriff.
(iv) L’action en réduction et la Treuunternehmen (ou le trust)
Dans un dernier considérant, le Tribunal fédéral rappelle que les avoirs transférés au trust ou à la Treuunternehmen peuvent faire l’objet d’une action en réduction en cas de lésion des réserves (art. 522 ss CC). Ainsi, la reconnaissance d’une Treuunternehmen (art. 154 LDIP) ou d’un trust (cf. art. 15, 16 et 18 CLHT) n’entrave pas les règles relatives à la protection des réserves héréditaires. Cela étant, les demandeurs n’avaient in casu pas invoqué l’action en réduction.
Si les héritiers l’avaient intentée, il y a lieu de relever que la qualification de la désignation de bénéficiaires dans une Treuunternehmen comme un acte juridique entre vifs revêt une certaine importance pratique. En effet, cette interprétation influence l’ordre des réductions, à savoir de la plus récente à la plus ancienne (art. 532 al. 1 ch. 3 CC). Dans le cas d’un trust irrévocable, une telle interprétation soulève la question controversée du moment déterminant pour le rang des libéralités entre vifs (art. 532 ch. 2 al. 3 CC). La doctrine retient généralement que c’est le principe de l’appauvrissement qui doit s’appliquer pour le déterminer (cf. not. Perrin, Le trust et le droit suisse des successions, in : Pradervand-Kernen/Mooser/Eigenmann, Journée de droit successoral 2021, p. 29 N 33). Selon ce principe, il y a lieu de soumettre à réduction l’acte de transfert des biens par le settlor au trustee étant donné qu’il s’agit du moment où son patrimoine est véritablement affecté (cf. not. Gillard, art. 532 N 21, in : Eigenmann/Rouiller, Commentaire du droit des successions, Berne 2023). Ainsi, le moment où la libéralité est exécutée au bénéficiaire n’est en principe pas déterminant. Le Tribunal fédéral n’a cependant pas encore tranché cette question.
Proposition de citation : Yoann Stettler and Célian Hirsch, Comment sortir des biens de la masse successorale ? À l’aide d’une Treuunternehmen (ou d’un trust) bien ficelée, in: https://lawinside.ch/1546/