Nemo tenetur invoqué par l’ancien organe d’une société anonyme

ATF 147 II 144 | TF, 08.03.2021, 2C_383/2020*

Un ancien CEO d’une société visée par une enquête de la COMCO ne peut pas se prévaloir du droit de ne pas incriminer son ancien employeur afin de refuser de témoigner. Il doit ainsi être entendu comme témoin et a l’obligation de déposer, sauf s’il risque personnellement des poursuites pénales.

Faits

La Commission de la concurrence (COMCO) ouvre une enquête contre plusieurs sociétés concernant une possible restriction à la concurrence. Ces sociétés seraient convenues illicitement de boycotter Apple Pay et Samsung Pay.

La COMCO décide d’entendre notamment l’ancien CEO de Twint comme témoin. Ce dernier conteste avec succès son audition en qualité de témoin auprès du Tribunal administratif fédéral. En effet, l’ancien CEO pourrait se prévaloir du principe nemo tenetur se ipsum accusare (droit de ne pas s’auto-incriminer) puisque l’audition concerne des faits relatifs à la période durant laquelle il exerçait comme CEO (B-6863/2018).

Le Département de l’économie, de la formation et de la recherche saisit le Tribunal fédéral en soutenant que l’ancien CEO pourrait être interrogé comme témoin sans qu’il bénéficie d’un droit de refuser de témoigner.

Le Tribunal fédéral est ainsi amené à préciser la portée du principe nemo tenetur en faveur des (anciens) organes lorsque la personne visée par la procédure est une société.

Droit

L’art. 42 al. 1 LCart prévoit que les autorités en matière de concurrence peuvent entendre des tiers comme témoins et contraindre les parties à l’enquête à faire des dépositions.

En droit des cartels (art. 49a LCart), les mesures administratives sont considérées comme des sanctions de nature pénale au sens de la jurisprudence « Engel » de la CourEDH relative à l’art. 6 CEDH (droit à un procès équitable). Les « parties à l’enquête », visées par ces sanctions, peuvent ainsi se prévaloir du principe nemo tenetur. La distinction entre les « parties à l’enquête » et les « tiers » est ainsi essentielle, puisque les tiers, qui ne sont pas visés pas les sanctions, ont l’obligation de témoigner.

Lorsque la partie à l’enquête est une personne morale, celle-ci est représentée par ces actuels organes formels ou matériels (art. 55 CC). Ces personnes physiques sont en principe traitées comme parties à la procédure, et non comme tiers.

La question que le Tribunal fédéral doit résoudre n’est néanmoins pas celle des actuels organes de la personne morale, mais celle des anciens organes.

Le Tribunal fédéral commence par souligner qu’un ancien organe n’a en principe plus d’intérêt direct dans l’issue de la procédure. En effet, une sanction contre son ancien employeur ne l’affecterait en principe pas. L’art. 169 CPC et l’art. 63 al. 2 LPCF prévoient également qu’un ancien organe n’est pas interrogé comme partie, mais comme témoin. La solution est néanmoins différente en procédure pénale (cf. art. 178 let. g CPP).

En l’espèce, la COMCO a ainsi prévu à juste titre d’entendre l’ancien CEO comme témoin, et non comme partie. Le fait qu’il agisse aujourd’hui comme conseil pour son ancien employeur n’y change rien.

Il convient encore d’examiner si, en sa qualité de témoin, il peut invoquer le droit de refuser de témoigner de son ancien employeur.

La jurisprudence fédérale distingue la portée du principe nemo tenetur selon qu’il s’applique aux personnes morales ou aux personnes physiques. Les personnes physiques doivent choisir entre s’auto-incriminer, ou être visées par des mesures de contraintes. Pour leur part, les personnes morales ne sont pas dans un tel dilemme, puisque ses organes ne sont en principe pas visés personnellement par des sanctions pénales. En particulier, dans une procédure LCart, les personnes physiques ne peuvent en principe pas être sanctionnées par l’art. 49a LCart. Le principe nemo tenetur ne va ainsi pas porter atteinte à la dignité humaine et au libre arbitre des organes. Ce principe sert uniquement à assurer un droit à un procès équitable.

La jurisprudence de la CourEDH ne considère pas que le simple fait d’avoir une relation de proximité particulière avec la société visée par l’enquête permettrait déjà de refuser de témoigner. Par ailleurs, les déclarations de l’ancien organe ne sont pas imputées à la société. Cette dernière est libre de les contester.

Partant, l’ancien organe d’une société visée par une enquête ne peut pas invoquer l’art. 6 CEDH afin de refuser de témoigner. Il en serait autrement s’il risquait lui-même des poursuites pénales. Or tel n’est pas le cas en l’espèce.

Le Tribunal fédéral admet ainsi le recours et permet à la COMCO d’entendre l’ancien CEO en qualité de témoin.

Note

Cet arrêt pourrait être critiqué à deux égards.

Premièrement, le Tribunal fédéral persiste à distinguer la portée du principe nemo tenetur selon qu’il est invoqué par une personne physique ou par une personne morale. Bien que cette distinction ait récemment été confirmée par la CJUE (cf. cdbf.ch/1176/), elle n’a jamais été reprise par la CourEDH. En effet, la CourEDH ne s’est prononcée que sur des affaires concernant des personnes physiques, jusqu’à présent. Pour sa part, la doctrine majoritaire critique à juste titre cette distinction (cf. not. la contribution de la Juge Helen Keller et du Dr David Suter, Ne bis in idem und nemo tenetur im Steuerstrafrecht – 2. Teil, Revue Fiscale 74/2019, p. 4 ss).

Secondement, il ne nous paraît pas convaincant de distinguer abstraitement selon qu’il s’agisse, ou non, d’un ancien organe. Ce qui devrait à nos yeux être déterminant ce sont les faits qui sont visés par la procédure. Si ceux-ci ont trait à une période durant laquelle le « témoin » était organe de la société, il devrait pouvoir refuser de témoigner. En effet, le fait qu’il ait par la suite quitté ce poste ne change rien au fait qu’il était, durant la période déterminante, un organe de la société. Admettre le contraire revient en réalité à restreindre drastiquement le droit de la société de ne pas s’auto-incriminer si elle a changé d’organes depuis la période des faits qui lui sont reprochés. De facto, la société se retrouve ainsi incriminée par celui qui faisait alors partie intégrante d’elle-même, en sa qualité d’organe. C’est ainsi son droit à un procès équitable qui est atteint.

Proposition de citation : Célian Hirsch, Nemo tenetur invoqué par l’ancien organe d’une société anonyme, in: https://lawinside.ch/1053/