Examen du droit à un passage nécessaire sur la base des deux critères de l’art. 694 al. 2 CC

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TF, 15.01.2024, 5A_307/2023*

Lorsqu’un propriétaire enclave volontairement sa parcelle, à la suite d’un fractionnement ou d’une vente par exemple, la restriction au droit d’exiger un passage nécessaire (art. 694 CC) fondée sur l’interdiction de l’abus de droit (art. 2 CC) ne vise pas ses successeurs.

S’agissant de l’examen du droit à un passage, l’ordre de priorité institué par l’art. 694 al. 2 CC, à savoir, premièrement le critère de l’état antérieur des voies d’accès, et secondement, le passage le moins dommageable, peut être relativisé en cas de disproportion manifeste entre les inconvénients encourus par les propriétaires. Il faut alors procéder à une pesée des intérêts.

Faits 

En 1958, un propriétaire procède à un fractionnement de sa parcelle dont il résulte la parcelle no 171 et no 172. Le propriétaire vend la parcelle no 172 en 1961 et afin d’accéder au bien-fonds no 171, il constitue une servitude de passage au bénéfice de la parcelle no 171, à charge de la parcelle no 172. Cette servitude permet d’accéder en véhicule à la parcelle no 172, de se garer, puis de gagner par un escalier relativement raide la maison construite sur la parcelle no 171.

En 2010, suite au décès du propriétaire et de sa femme, leur fille hérite des parcelles no 169 et no 171. Ayant comme objectif de procéder à des travaux sur la parcelle no 171, et à défaut d’accord avec la propriétaire de la parcelle no 174, parcelle située dans la même commune, elle mandate un ingénieur-géomètre pour déterminer le passage le plus adéquat donnant un accès carrossable à sa parcelle no 171 depuis la voie publique. Ce dernier conclut que la solution la moins dommageable consiste à passer par la parcelle no 174.

Suite à l’échec de la conciliation, la propriétaire de la parcelle no 171 ouvre action devant le Tribunal civil de l’arrondissement de l’Est vaudois contre la propriétaire de la parcelle no 174. Suite au rejet de la demande, la propriétaire de la parcelle no 171 forme un appel à la cour cantonale qui l’admet.

La propriétaire de la parcelle no 174 interjette alors un recours en matière civile au Tribunal fédéral qui doit déterminer si le droit de passage nécessaire en faveur de la parcelle no 171 doit bel et bien être à charge de la parcelle no 174.

Droit

À teneur de l’art. 694 CC, le propriétaire qui n’a qu’une issue insuffisante sur la voie publique peut exiger de ses voisins qu’ils lui cèdent le passage nécessaire, moyennant pleine indemnité. Le propriétaire qui enclave lui-même son immeuble ne peut réclamer ultérieurement un passage nécessaire. Cette jurisprudence se fonde sur l’interdiction de l’abus de droit et le principe volenti non fit injuria.

Premièrement, le Tribunal fédéral constate que la recourante ne nie pas l’insuffisance des voies d’accès à la parcelle no 171, et ainsi, l’état de nécessité invoqué par l’intimée. En revanche, elle soutient que l’état de nécessité est opposable au propriétaire initial puisqu’il a fractionné sa parcelle. Elle invoque la violation de l’interdiction de l’abus de droit (art. 2 CC). Selon elle, le nouveau propriétaire ne doit pas bénéficier d’un régime plus favorable.

La cour cantonale a considéré que le droit d’exiger le passage nécessaire est rattaché propter rem à la propriété de l’immeuble et le Tribunal fédéral rejoint son avis sur le point suivant : lorsqu’un propriétaire enclave volontairement son immeuble, la restriction au droit d’exiger un passage nécessaire (art. 694 CC) fondée sur l’interdiction de l’abus de droit (art. 2 CC) n’est pas opposable à ses successeurs.

Cela vaut tant en cas d’achat du fonds qu’en cas de succession. Dans les deux cas, l’acquéreur n’est objectivement pas responsable du comportement répréhensible, à savoir la création délibérée de l’état d’enclavement. L’attitude abusive ne se transmet pas. Une pratique contraire conduirait à perpétuer l’état de nécessité et serait incompatible avec l’esprit de l’art. 694 CC. Par ailleurs, le Tribunal fédéral relève qu’il n’a nullement été discuté et admis que le propriétaire initial était conscient de l’existence de son droit légal au passage nécessaire en enclavant sa parcelle.

Secondement, le Tribunal fédéral relève que selon l’art. 694 al. 2 CC, le droit au passage nécessaire s’exerce en premier lieu contre le voisin à qui le passage peut être le plus naturellement réclamé en raison de l’état antérieur des propriétés et des voies d’accès, et, au besoin, contre celui sur le fonds duquel le passage est le moins dommageable.

Sur ce point, la recourante soutient que la cour cantonale a fondé son jugement sur le critère subsidiaire, soit le passage le moins dommageable, au lieu d’analyser le critère principal, soit l’état antérieur des voies d’accès, tous les deux prévus par l’art. 694 al. 2 CC.

De l’avis de la cour cantonale, lorsque le parcellement a eu lieu il y a plus de 50 ans, le critère du passage le moins dommageable prime le critère de l’état antérieur des voies d’accès. En l’espèce, la cour a estimé que l’on ne pouvait pas directement faire application de ce raisonnement, car la perte d’accès à la route de la parcelle no 171 était postérieure au parcellement et que la cause exacte de cette perte n’est pas établie. Elle a néanmoins estimé que dès lors que le chemin existant ne pouvait plus être utilisé, il fallait accorder un passage par la parcelle no 174 sur la base du critère du passage le moins dommageable.

La recourante soutient que c’est seulement si l’état de nécessité d’un passage ne résulte pas d’une modification de l’état des propriétés ou des voies d’accès que le critère du passage le moins dommageable s’applique. En l’espèce, l’état de nécessité résulte selon elle d’un parcellement. Il y a lieu donc d’analyser la possibilité d’un passage par la parcelle no 172 en premier lieu. Par ailleurs, la recourante critique la limite temporelle posée par la cour cantonale à l’application du critère de l’état antérieur, car elle ne ressort pas de l’art. 694 CC et conduit à un résultat choquant.

Le Tribunal fédéral relève que l’ordre de priorité prévu à l’art. 694 al. 2 CC s’applique lorsque plusieurs fonds voisins offrent une issue vers la voie publique. Ainsi, lorsqu’une parcelle perd son accès à la voie publique à la suite d’une division d’un fonds ou d’une aliénation d’une parcelle contiguë appartenant au même propriétaire, le passage devra être accordé sur la parcelle voisine qui a encore un accès à la route. Lorsqu’une voie d’accès existe mais qu’elle est insuffisante pour un véhicule à moteur par exemple, il y a lieu de procéder à une analyse pour voir si l’aménagement d’un passage suffisant est envisageable. En principe, ce n’est que si aucun fonds ne répond à ces critères (état de nécessité résultant de la modification de l’état antérieur des parcelles ou des voies d’accès) que le critère du passage le moins dommageable s’applique.

La doctrine apporte certaines nuances à l’ordre de priorité prévu à l’art. 694 CC. Selon elle, une pesée des intérêts entre les propriétaires des potentiels fonds servant peut aboutir à une inversion des critères en cas de disproportion manifeste entre les inconvénients encourus par les différents propriétaires. Une autrice soutient même que la référence à l’état antérieur des voies d’accès ne devrait pas permettre de remonter indéfiniment dans le temps, car ce critère a pour but de privilégier les « issues naturelles », alors qu’il est possible qu’avec l’écoulement du temps, les issues antérieures ne soient plus la meilleure option.

Le Tribunal fédéral renonce à trancher directement la question de savoir si, comme la jurisprudence cantonale et l’autrice précitée le retiennent, une limite temporelle s’applique au critère de l’état antérieur. À ses yeux, le critère temporel s’inscrit en tout état dans la pondération des intérêts qu’il convient d’effectuer.

En l’espèce, le Tribunal fédéral relève que, dès lors qu’il n’est pas établi que l’accès de la parcelle no 171 qui a disparu pour une raison inconnue était suffisant, le critère de l’état antérieur des propriétés n’est plus déterminant. En ce qui concerne ensuite le potentiel passage par la parcelle no 172, contrairement à ce que soutient la recourante, la servitude de passage actuelle à charge de la parcelle no 172 est certes existante mais insuffisante et un aménagement est inenvisageable à cause de la pente.

À la lumière de ces différents éléments, le Tribunal fédéral conclut que l’utilisation du critère subsidiaire, le passage le moins dommageable, est fondée et que la cour cantonale a procédé, à juste titre, à une pondération des intérêts, qui n’a pas été remise en question par la recourante.

Au vu de ce qui précède, le Tribunal fédéral rejette le recours.

Proposition de citation : Margaux Collaud, Examen du droit à un passage nécessaire sur la base des deux critères de l’art. 694 al. 2 CC, in : https://www.lawinside.ch/1430/