Les exigences de la CEDH pour transformer une peine privative de liberté en une mesure institutionnelle (art. 65 CP)

CEDH, 09.01.18, affaire Kadusic c. Suisse (no 43977/13)

Pour que la conversion d’une peine privative de liberté en mesure au sens de l’art. 65 CP soit conforme aux exigences de la CEDH, il faut un lien de causalité suffisant entre le jugement initial et le prononcé de la mesure ultérieure. A ce titre, les Etats parties peuvent se fonder sur un motif de révision, mais l’aliénation d’une ampleur légitimant l’enfermement doit avoir été établie de manière probante par une expertise récente et le prévenu doit être incarcéré dans un établissement adéquat. Une expertise remontant à plus de 1.5 ans est trop ancienne pour justifier une mesure. 

Faits

En 2005, le Tribunal pénal de Bâle-Ville condamne un prévenu à 8 ans de prison ferme, notamment pour brigandage et mise en danger de la vie d’autrui. En octobre 2007, l’autorité administrative rend un rapport qualifiant le prévenu de dangereux et requiert une expertise. En septembre 2008, le psychiatre mandaté relève que le prévenu souffre de troubles de la personnalité qui existaient déjà au moment de la commission des infractions et que le risque de récidive est très défavorable. L’autorité administrative requiert du Tribunal d’appel le prononcé d’une mesure ultérieure basée sur l’art. 65 CP. Il s’ensuit plusieurs échanges de courriers entre le Tribunal d’appel, l’autorité d’exécution des peines et l’établissement pénitencier, ainsi qu’une expertise complémentaire en mai 2010 et un recours au Tribunal fédéral.

Finalement, en août 2012 le Tribunal d’appel prononce une mesure institutionnelle ultérieure. Le Tribunal fédéral rejette le recours du prévenu qui saisit alors la CourEDH. Celle-ci doit déterminer à quelles conditions le prononcé d’une mesure ultérieure à un jugement entré en force est conforme à la CEDH.

Droit

Selon l’art. 5 par. 1 CEDH, « toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales : (lit. a) s’il est détenu régulièrement après condamnation par un tribunal compétent, ou (lit. e) s’il s’agit de la détention régulière d’une personne susceptible de propager une maladie contagieuse, d’un aliéné, d’un alcoolique, d’un toxicomane ou d’un vagabond ».

La Cour rappelle que la notion de « condamnation » suppose une déclaration de culpabilité et le prononcé d’une peine par le tribunal compétent. L’art. 5 par. 1 lit. a CEDH impose en outre un lien de causalité suffisant entre la condamnation et la privation de liberté. La causalité peut être interrompue si une décision de ne pas libérer ou de réincarcérer se fonderait sur des motifs incompatibles avec les objectifs visés par la décision initiale de condamnation ou sur une appréciation non raisonnable eu égard à ces objectifs. En pareil cas, un enfermement régulier à l’origine se muerait en une privation de liberté arbitraire.

En l’espèce, il est admis que la privation de liberté engendrée par la mesure institutionnelle ne repose pas sur le jugement initial. La Cour considère cependant que le jugement initial a été corrigé au moyen d’une procédure de révision reposant sur l’art. 65 al. 1 CP qui prévoit que « si, avant ou pendant l’exécution d’une peine privative de liberté ou d’un internement au sens de l’art. 64 al. 1, le condamné réunit les conditions d’une mesure thérapeutique institutionnelle prévue aux articles 59 à 61, le juge peut ordonner cette mesure ultérieurement ».

En ce sens, il pourrait exister un lien de causalité suffisant entre la condamnation initiale et la mesure privative de liberté. La Cour examine cependant si la décision ultérieure repose sur des motifs arbitraires. Etant donné que la révision se fonde sur l’aliénation du prévenu, la Cour se penche sur le champ d’application de l’art. 5 par. 1 lit. e CEDH. Cette disposition suppose la réunion de trois conditions : (i) l’aliénation doit avoir été établie de manière probante, (ii) le trouble doit revêtir un caractère ou une ampleur légitimant l’enfermement et (iii) la mesure ne peut se prolonger valablement sans la persistance de pareil trouble. Il faut ainsi qu’un médecin (généralement un psychiatre) se prononce sur l’aliénation. L’expertise doit en outre être récente. A cet égard, la Cour rappelle qu’une expertise remontant à un an et demi est trop ancienne. Enfin, il faut que l’exécution de la mesure de privation de liberté soit effectuée dans un lieu adéquat.

En l’espèce, la Cour constate que la mesure a été ordonnée 7 ans après la condamnation du prévenu et seulement 7 mois avant sa libération définitive. Cette chronologie ne suffit pas à retenir l’absence de lien de causalité, mais constitue un indice dans ce sens. En outre, l’expertise de base ainsi que le rapport complémentaire datent de 2008 et de 2010, alors que la juridiction d’appel a rendu son jugement en 2012. Au vu de ces éléments, la durée de 2 ans entre l’expertise et le jugement prononçant la mesure de privation de liberté est trop importante par rapport à la jurisprudence de la Cour. En outre, au moment de la décision de la CourEDH, le prévenu n’était pas dans un établissement adéquat et se trouvait toujours dans une prison ordinaire.

Au regard de ce qui précède, la Cour constate à l’unanimité que la privation de liberté fondée sur l’art. 65 CP ne respecte pas les exigences de la CEDH. Dès lors, la Suisse a violé l’art. 5 CEDH et sera astreinte à verser une indemnité de 20’000 euros au prévenu.

Note

Même si le texte de l’art. 65 al. 1 CP ne prévoit pas que la conversion d’une peine privative de liberté en mesure thérapeutique institutionnelle nécessite l’existence de faits nouveaux (cpr avec l’art. 65 al. 2 CP), la CourEDH l’exige. Le Tribunal fédéral était d’ailleurs parvenu au même résultat dans un arrêt récent (ATF 142 IV 307, résumé in : LawInside.ch/289) afin de se conformer au principe ne bis in idem garanti par l’art. 4 par. 2 du Protocole no 7 de la CEDH.

La Cour souligne également qu’il n’existe pas d’atteinte au principe de non-rétroactivité de la loi pénale (art. 7 CEDH), étant donné que le nouveau droit des sanctions entré en vigueur en 2007 n’est pas plus sévère que l’ancien droit pénal.

Proposition de citation : Julien Francey, Les exigences de la CEDH pour transformer une peine privative de liberté en une mesure institutionnelle (art. 65 CP), in: https://lawinside.ch/572/