L’exception de « marché in state » (art. 10 al. 2 let. b AIMP 2019)
Un organisme de droit public, lui-même pouvoir adjudicateur, qui n’entre pas en concurrence avec des entreprises tierces car il n’offre pas de prestations sur le marché libre, peut bénéficier de l’exception de « marché in state » (art. 10 al. 2 let. b AIMP 2019). Sous ces conditions, le droit des marchés publics ne régit pas l’attribution du marché et n’offre aucune voie de droit.
Faits
Les Établissements hospitaliers du Nord vaudois (eHnv), le Réseau Santé du Balcon du Jura.vd (RSBJ) sont des associations de droit privé reconnues d’intérêt public ; l’Hôpital intercantonal de la Broye (HIB) constitue quant à lui un établissement autonome de droit public intercantonal. Les trois entités précitées (« les établissements de soins ») offrent diverses prestations de soins ; en 2013, elles créent le « Centre de secours et d’urgences du Nord vaudois et de la Broye » (« CSU-nvb »), organisme qui regroupe les ambulances communes des trois institutions et a pour mission d’organiser l’acheminement des patients dans divers lieux de soin.
Le CSU-nvb effectue la prise en charge préhospitalière dans le Nord Vaudois et dans la Broye. En revanche, le CSU-nvb ne s’occupe que minoritairement de transferts entre hôpitaux ; en général, des entreprises privées s’occupent de ces mandats. En 2023, les établissements de soins constatent que les coûts des transferts interhospitaliers ont fortement augmenté, raison pour laquelle ils décident de charger le CSU-nvb d’accomplir la totalité des transferts interhospitaliers dès le 1er janvier 2024 plutôt que de les confier aux entreprises privées. Les entreprises privées considèrent que la décision des établissements de soins constitue une décision d’adjudication, contre laquelle ils forment recours. Le Tribunal cantonal rejette le recours. Les entreprises privées forment alors recours en matière public au Tribunal fédéral, qui est amené à se prononcer sur les exceptions de marché quasi in house et in state (art. 10 al. 2 AIMP 2019).
Droit
Pour bénéficier d’un droit de recours qu’instaure l’Accord intercantonal sur les marchés publics (AIMP 2019), il faut que la décision prise par les établissements de soins soit une décision « d’adjudication d’un marché public ». Tel est le cas uniquement lorsque le marché est de nature onéreuse et prévoit un échange de prestations et de contre-prestations entre le soumissionnaire et le pouvoir adjudicateur. Autrement dit, il ne s’agit pas d’un marché public lorsque l’adjudicateur fait appel à ses propres ressources pour se procurer un produit ou un service, respectivement lorsqu’il mandate d’autres prestataires qui appartiennent à la même entité juridique que lui. Dans cette dernière situation, l’attribution de marché est dite « in house » (art. 10 al. 3 let. c LMP), constellation que ne régit pas le droit des marchés publics et qui ne bénéficie donc pas des voies de droit qu’offre la LMP.
En plus de la situation « in house », il n’y a pas de marchés publics lorsque le pouvoir adjudicateur se fournit auprès « d’autres adjudicateurs juridiquement indépendants et soumis au droit des marchés publics qui ne sont pas en concurrence avec des soumissionnaires privés pour la fourniture de ces prestations » (art. 10 al. 3 let. b LMP, exception dite « in state ») ou que les prestations sont obtenues presque à l’interne, à savoir « auprès de soumissionnaires sur lesquels l’adjudicateur exerce un contrôle identique à celui qu’il exerce sur ses propres services et qui fournissent l’essentiel de leurs prestations à l’adjudicateur » (art. 10 al. 3 let. d LMP, exception dite « quasi in house »). L’AIMP 2019 reprend matériellement la LMP, raison pour laquelle les exceptions de l’art. 10 al. 3 let. b et d LMP correspondent à l’art. 10 al. 2 let. b et d AIMP 2019.
Le Tribunal cantonal a refusé d’entrer en matière sur le recours des entreprises privées car il a considéré que l’attribution des transferts interhospitaliers au CSU-nvb constituait un marché quasi in house au sens de l’art. 10 al. 2 let. d AIMP 2019. Deux conditions cumulatives doivent être remplies pour admettre une exception de marché quasi in house. Premièrement, l’adjudicateur doit exercer sur le soumissionnaire un contrôle identique à celui qu’il exerce sur ses propres services. Deuxièmement, le soumissionnaire doit fournir l’essentiel de ses prestations à l’adjudicateur en question.
En l’espèce, les établissements de soins ont créé le CSU-nvb il y a plus de 10 ans ; ils détiennent la majorité des voix en tant que membres de l’association. Il est dès lors avéré que les établissements de soins exercent sur le CSU-nvb un contrôle identique à celui qu’il exerce sur ses propres services ; d’ailleurs, les entreprises privées ne le contestent pas.
En revanche, la deuxième condition pose problème. En effet, le CSU-nvb a bien été créé par les établissements de soins afin de regrouper les ambulances qu’ils détenaient. Cela dit, les missions d’interventions préhospitalières qu’effectue le CSU-nvb sont attribuées exclusivement par la Centrale d’appels sanitaires urgents (le 144), à qui il incombe de gérer le service d’urgences préhospitalières sur mission du canton de Vaud. Autrement dit, lorsqu’une ambulance du CSU-nvb accomplit une intervention préhospitalière, elle le fait pour le compte du canton de Vaud et non pour le compte des établissements de soins. En conséquence, le CSU-nvb n’accomplit pas l’essentiel de ses tâches pour le compte des établissements de soins, raison pour laquelle l’attribution du marché ne bénéficie pas de l’exception quasi in house (art. 10 al. 2 let. d AIMP 2019).
Concernant l’exception in state, le législateur fédéral a aussi fixé deux conditions pour en bénéficier. Premièrement, le soumissionnaire doit aussi revêtir la qualité de pouvoir adjudicateur au sens du droit suisse. Deuxièmement, ledit soumissionnaire ne doit pas entrer en concurrence avec des entreprises privées pour les prestations qu’il fournit, à savoir qu’il ne doit exercer aucune activité sur le libre marché en concurrence avec des tiers. Pour apprécier cette seconde condition, il faut prendre en compte uniquement les prestations qui font l’objet d’une éventuelle adjudication et non pas l’activité globale du soumissionnaire.
En l’espèce, le CSU-nvb remplit les deux conditions, puisque l’entité revêt le statut d’organisme de droit public soumis au droit des marchés publics (cf. art. 3 al. 1 let. f et 4 al. 1 AIMP 2019). De plus, le CSU-nvb effectuera des transferts hospitaliers uniquement pour le compte des établissements de soins qui l’ont créé, à l’exception de toute autre entité (par exemple un hôpital cantonal). En conséquence, le CSU-nvb n’entrera en aucun cas en concurrence avec d’autres entreprises actives sur ce marché. Partant, le marché confié au CSU-nvb constitue bel et bien un marché in state, lequel échappe au régime des marchés publics (art. 10 al. 2 let. b AIMP 2019). En conséquence, les entreprises privées ne bénéficiaient donc pas d’un droit de recours pour contester la décision des établissements de soins ; le Tribunal cantonal n’a pas violé le droit en déclarant le recours irrecevable.
Partant, le Tribunal fédéral rejette le recours.
Note
Même si le Tribunal fédéral n’a pas admis l’exception de marché quasi in house en l’espèce, il s’est penché sur le second critère de l’exception de marché quasi in house (art. 10 al. 2 let. d AIMP 2019), à savoir celui exigeant que le soumissionnaire accomplisse l’essentiel de ses tâches pour le compte du pouvoir adjudicateur. En effet, le Tribunal fédéral relève, en se fondant sur le message du Conseil fédéral relatif à l’adoption de la LMP, qu’il « faut admettre qu’un soumissionnaire opère essentiellement pour un adjudicateur lorsqu’il fournit au moins 80 % de ses prestations à ce dernier » (TF, 24.07.2024, 2C_701/2023*, consid. 6.3, cf. également FF 2017 1695, p. 1752). Toutefois, en prenant appui sur la jurisprudence européenne relative à cette exception, le Tribunal fédéral précise que cette exigence est remplie lorsque les prestations fournies par le soumissionnaire atteignent 80% de son chiffre d’affaires total (cf. CJUE, Carbotermo et Consorzio Alisei, C-340/04, para. 65).
Ainsi, le Tribunal cantonal avait conclu à tort que les CSU-nvb fournissaient l’essentiel de leurs prestations aux établissements de soins car la majorité numérique des prestations qu’ils accomplissaient – à savoir des interventions préhospitalières – l’étaient en faveur du pouvoir adjudicateur. Le Tribunal cantonal aurait dû plutôt évaluer à quelle proportion du chiffre d’affaires du CSU-nvb ces interventions équivalaient.
Proposition de citation : Arnaud Lambelet, L’exception de « marché in state » (art. 10 al. 2 let. b AIMP 2019), in: https://lawinside.ch/1503/