CourEDH, Semenya c. Suisse : Le devoir d’examen « particulièrement rigoureux » du Tribunal fédéral en matière d’arbitrage sportif

CourEDH, 10.07.2025, Semenya c. Suisse [GC], requête no 10934/21

L’art. 6 CEDH est applicable même si les faits à l’origine du litige se sont produits exclusivement à l’étranger, pour autant que l’affaire porte sur une action civile, que le droit interne reconnaisse la possibilité d’engager cette action et que le droit revendiqué soit a priori un droit « de caractère civil » au sens de l’art. 6 par. 1 CEDH.

Lorsque la compétence obligatoire et exclusive du TAS est imposée à un sportif, avec pour conséquence l’ouverture de la voie du recours au Tribunal fédéral (cf. art. 190 LDIP), que le litige porte sur des droits « de caractère civil » au sens de l’art. 6 par. 1 CEDH de ce sportif et que ces droits correspondent, en droit interne, à des droits fondamentaux, le Tribunal fédéral doit opérer un examen « particulièrement rigoureux » de la cause.

Faits

Caster Semenya est une athlète sud-africaine de courses de demi-fond. Son palmarès comprend notamment la médaille d’or du 800 mètres féminin aux Jeux Olympiques de Londres 2012 et de Rio 2016, ainsi que le titre de championne du monde de la discipline en 2009, 2011 et 2017.

En avril 2018, l’Association of Athletics Federations (IAAF ; devenu désormais World Athletics), association de droit privé monégasque, publie le règlement régissant la qualification dans la catégorie féminine pour les athlètes présentant des différences du développement sexuel (règlement DDS). Ce règlement subordonne la participation à une compétition internationale dans la catégorie féminine à des conditions cumulatives : premièrement, l’athlète doit être reconnue officiellement « en tant que femme ou intersexe (ou équivalent) » ; secondement, elle doit abaisser son taux de testostérone sanguine en dessous de 5 nmol/L pendant une période ininterrompue d’au moins six mois et maintenir ce taux aussi longtemps qu’elle compte participer aux compétitions.

Semenya refuse de baisser son taux de testostérone de manière à se conformer au nouveau règlement. En juin 2018, elle dépose une requête devant le Tribunal arbitral du sport (TAS) en vue de le contester. Le TAS rejette sa requête au motif que, prima facie, la différence de traitement instaurée par le règlement DDS constitue un moyen nécessaire, raisonnable et proportionné d’atteindre l’intégrité de l’athlétisme féminin et la défense de la « classe protégée » des athlètes féminines dans certaines épreuves ».

En mai 2019, l’athlète recourt contre cette sentence devant le Tribunal fédéral. Ce dernier, dont la cognition est restreinte au respect de l’ordre public matériel (art. 190 al. 2 let. e LDIP), rejette les griefs de discrimination et d’atteinte aux droits de la personnalité élevés contre la sentence du TAS. Partant, il rejette le recours.

En février 2021, l’athlète saisit alors la Cour européenne des droits de l’homme (CourEDH). Par arrêt de juin 2023, cette dernière conclut, par quatre voix contre trois, à une violation de l’art. 14 combiné avec l’art. 8 CEDH, ainsi que de l’art. 13 au regard de l’art. 14 combiné avec l’art. 8 CEDH.

Sur requête de la Suisse, l’affaire est soumise à la Grande Chambre. Cette dernière doit examiner le champ d’application rationae loci des dispositions susmentionnées et déterminer si la Suisse a violé l’art. 6 CEDH.

Droit

  1. Applicabilité de la Convention

Conformément à l’art. 1 CEDH, les États parties sont tenus de garantir les droits de la Convention aux personnes relevant de leur juridiction. Au sens de cette disposition, la « juridiction » est principalement de nature territoriale. Ainsi, les faits reprochés doivent, en principe, s’être produits sur le territoire de l’État contractant en cause. Des circonstances particulières peuvent néanmoins engager la juridiction d’un État quant à des faits qui se sont produits en dehors de son territoire.

En particulier, lorsqu’une personne introduit une action civile devant les tribunaux d’un État, que le droit interne lui reconnaît la possibilité d’engager cette action et que le droit revendiqué présente a priori les caractéristiques requises par l’art. 6 CEDH, cette personne relève de la juridiction de cet État en ce qui concerne le respect des droits garantis par cette disposition même si les faits à l’origine de l’affaire ont eu lieu en dehors du territoire de ce dernier.

Or, en l’espèce, les faits à l’origine de l’affaire ne se sont pas produits en Suisse. L’IAAF a son siège à Monaco, l’athlète est une ressortissante sud-africaine. Le seul rattachement avec la Suisse consiste en la procédure engagée au TAS, suivie Tribunal fédéral. Partant, l’athlète ne relevait pas de la juridiction de la Suisse, s’agissant de l’art. 8, pris isolément et combiné avec l’art. 14 CEDH, et de l’art. 13 CEDH combiné avec ces dispositions.

Quant à l’art. 6 CEDH, la saisine du Tribunal fédéral a créé le lien juridictionnel nécessaire à engager l’application de cette disposition, dès lors que les droits revendiqués par l’athlète, soit ses droits de la personnalité, sont des droits « de caractère civil » à teneur de celle-ci. Par conséquent, l’athlète relevait de la juridiction de la suisse, quant aux droits découlant de l’art. 6 CEDH.

  1. Violation de l’art. 6 CEDH

Bien que le recours à l’arbitrage puisse entraîner la perte de certains droits et garanties de procédures découlant de l’art. 6 CEDH, il est admissible au regard de cette disposition pour autant qu’il s’agisse d’un arbitrage volontaire et librement consenti. A l’inverse, lorsque l’arbitrage est imposé par la loi, le tribunal arbitral doit offrir les garanties de cette disposition.

En matière d’arbitrage sportif, le fait que la voie de l’arbitrage soit imposée aux sportifs par leurs organisations ne constitue pas en soi une violation de l’art. 6 CEDH. Cela étant, il y a lieu de tenir compte du déséquilibre structurel qui caractérise la relation entre les sportifs et les organisations dont dépendent les sports qu’ils pratiquent. Cette relation asymétrique se distingue de la relation horizontale que nouent les parties à un rapport contractuel.

En conséquence, lorsqu’un sportif se voit imposer la compétence obligatoire et exclusive du TAS pour régler un litige l’opposant à une organisation sportive, les droits découlant de l’art. 6 CEDH doivent être garantis. Cela vaut en particulier, lorsque les droits « de caractère civil » litigieux correspondent en droit interne à des droits fondamentaux.

Pour ces raisons, le respect du droit à un procès équitable exige un examen particulièrement rigoureux de la cause du sportif lorsque d’une part, la compétence obligatoire et exclusive du TAS est imposée, avec pour conséquence la compétence du Tribunal fédéral contre la sentence rendue par le TAS (cf. art. 190 LDIP), et que, d’autre part, le litige porte sur des droits « de caractère civil », au sens de l’art. 6 par. 1 CEDH, de ce sportif, et que ces droits correspondent, en droit interne, à des droits fondamentaux.

En l’espèce, le règlement DDS prévoit que « tout litige survenant entre l’IAAF et une athlète concernée (et/ou sa fédération membre) en lien avec le présent règlement sera soumis à la compétence exclusive du TAS ». La sportive se trouvait donc dans une situation d’arbitrage forcé, dès lors que seule la voie de l’arbitrage lui était ouverte en vue de contester le règlement litigieux.

De plus, le litige portait sur les droits de la personnalité au sens de l’art. 27 CC ss de la sportive, notamment le droit au respect de la dignité humaine, le droit au respect de l’intégrité physique et psychique, de l’identité sociale et de genre, de la sphère intime et de la liberté économique de la sportive. Ces droits correspondent à des droits « de caractère civil » au sens de l’art. 6 par. 1 CEDH.

Partant, le Tribunal fédéral était tenu d’opérer un examen « particulièrement rigoureux » de la cause. Cette conclusion est confortée par le fait que la règlementation litigieuse émane d’une entité privée et que l’intimité, l’intégrité corporelle et la dignité de la sportive étaient en jeu.

Dans sa sentence, le TAS a constaté que le règlement DDS était discriminatoire prima facie, en ce qu’il opérait une différenciation fondée sur « le sexe légal et certaines caractéristiques biologiques innées ». Le TAS reconnu que le but recherché par la règlementation litigieuse, soit l’équité dans les compétitions féminines d’athlétisme, constituait un objectif légitime. Cependant, dans son examen de la proportionnalité et du caractère raisonnable du règlement DDS, il a laissé ouverte la question de la capacité concrète pour les athlètes qui présentent une différence du développement sexuel – comme c’est le cas de la requérante – de maintenir de manière continue leur taux de testostérone en-dessous de la limite de 5 nmol/L. Pourtant, l’argumentation de la requérante porte précisément sur cette problématique, laquelle apparaît de surcroît déterminante pour l’issue du litige. Au demeurant, le TAS a exprimé de forts doutes sur cette question, se réservant un réexamen de la question dans le cadre d’un éventuel litige ultérieur.

Conformément à l’art. 190 al. 2 let. e LDIP, le Tribunal fédéral a limité son examen au respect de l’ordre public dans le cadre du recours contre la sentence du TAS. Ce faisant, dans le cadre de la question de la capacité concrète des athlètes « 46 XY DSD », il s’est contenté d’un examen limité : il a relevé que le TAS n’avait pas validé le règlement DDS une fois pour toutes, mais avait expressément réservé la possibilité d’effectuer un nouvel examen sous l’angle de la proportionnalité lors d’un cas d’application ultérieur du règlement DDS.

Par conséquent, le Tribunal fédéral n’a pas opéré un examen « particulièrement rigoureux » – tel que le commandaient les circonstances de la cause, en particulier, l’importance des droits en jeu – de cet aspect essentiel et circonstancié du litige.

En outre, le TAS a laissé en suspens d’autres questions déterminantes dans l’appréciation de la proportionnalité et du caractère raisonnable du règlement DDS, notamment le choix des épreuves concernées par la règlementation, ainsi que la potentielle divulgation publique du statut des athlètes « 46 XY DSD » consécutive à la non-participation aux épreuves visées sur le plan international, malgré les qualifications aux épreuves correspondantes sur le plan national. Or, face aux doutes exprimés par le TAS, le contrôle opéré par le Tribunal fédéral n’a pas atteint l’exigence de rigueur qui s’imposait au regard des circonstances.

Par conséquent, la Cour conclut, par quinze voix contre deux, à une violation de l’art. 6 par. 1 CEDH.

Proposition de citation : Ismaël Boubrahimi, CourEDH, Semenya c. Suisse : Le devoir d’examen « particulièrement rigoureux » du Tribunal fédéral en matière d’arbitrage sportif, in: https://lawinside.ch/1650/