Un bail de durée déterminée peut-il constituer une fraude ?
La conclusion d’un bail de durée déterminée en l’absence de motif valable peut constituer une fraude à la loi. Il appartient au locataire de prouver la fraude. Le juge peut toutefois se contenter d’une vraisemblance prépondérante.
Faits
Un bailleur et un locataire concluent un contrat de bail de durée déterminée (4 ans) portant sur la location d’un appartement dans le quartier prisé des Eaux-Vives, à Genève. Le bail contient une clause d’échelonnement prévoyant une augmentation de loyer pour la quatrième année: en raison de travaux de rénovation, le loyer est d’abord soumis à la LDTR/GE et fixé à CHF 1’477 par mois hors charges pour 3 ans, avant de repasser en loyer libre, au prix du marché, pour la quatrième année (CHF 2’900 par mois).
Le locataire conteste le loyer et la clause d’indexation auprès du Tribunal des baux et loyers du canton de Genève. Il conclut à ce que soit constatée l’existence d’un contrat de durée indéterminée avec renouvellement tacite d’année en année après la quatrième année. Selon le locataire, la pratique de la régie consistant à conclure un contrat de durée déterminée prévoyant un loyer échelonné vise à augmenter le loyer de manière significative, tout en limitant la possibilité pour le locataire de contester l’échelon, et est une fraude à la loi.
Le Tribunal donne raison au locataire et considère que le contrat de bail est de durée indéterminée, fixant le loyer à env. CHF 1’700 dès la quatrième année.
Le bailleur fait alors appel du jugement auprès de la Chambre des baux et loyers de la Cour de justice du canton de Genève. Cette dernière annule le jugement, estimant qu’il n’y avait pas de fraude et que le contrat était bien de durée déterminée.
Le locataire introduit alors un recours au Tribunal fédéral, lequel doit se prononcer sur la durée – déterminée ou indéterminée – du bail litigieux, respectivement sur la licéité du procédé mis en place par la régie prévoyant un bail de durée déterminée avec un loyer échelonné.
Droit
A teneur des art. 255 al. 2 et art. 266 al. 1 CO, un bail est de durée déterminée lorsqu’il doit prendre fin, sans congé, à l’expiration de la durée convenue. Si un tel bail est reconduit tacitement, il devient un contrat de durée indéterminée (art. 266 al. 2 CO). La loi ne contient aucune disposition interdisant de conclure successivement plusieurs baux à durée déterminée.
Selon la jurisprudence du Tribunal fédéral relative aux baux en chaîne (cf. ATF 139 III 145), la conclusion successive de baux à durée déterminée peut aboutir globalement au même résultat qu’un contrat de durée indéterminée résiliable et est donc susceptible d’éluder des dispositions impératives protégeant le locataire. Elle est donc susceptible de constituer une fraude à la loi lorsque le bailleur qui, en soi, a l’intention de s’engager pour une durée indéfinie opte pour un tel système aux seules fins d’éluder des règles impératives (telles que les règles contre les loyers abusifs ou contre les congés abusifs). Selon le Tribunal fédéral, les principes de la jurisprudence précitée peuvent s’appliquer à l’examen de la validité d’une clause de durée déterminée insérée dans le premier contrat.
Le fait que le locataire ne veuille en soi pas s’engager seulement pour une durée déterminée est un élément pertinent dans l’appréciation de l’ensemble des circonstances, tout comme le fait que le bailleur n’indique pas le motif qui l’a conduit à opter pour un contrat de durée déterminée.
Il appartient au locataire d’établir l’existence d’une telle fraude à la loi. Puisque démontrer une telle intention frauduleuse du bailleur relève souvent de l’impossible, le juge peut se contenter d’une vraisemblance prépondérante. Dans un tel cas, le juge peut inviter le bailleur à collaborer à la preuve en exposant pour quelle raison il a opté pour la conclusion de baux de durée déterminée.
En l’espèce, la régie a adopté depuis plusieurs années une pratique consistant à conclure, pour les nombreux objets soumis à la LDTR/GE qu’elle gère, des baux d’une durée déterminée de 4 à 5 ans, à savoir 3 ans au loyer LDTR/GE puis 1 à 2 ans à un loyer majoré, correspondant aux prix du marché. Or, la régie n’a fait valoir aucun motif particulier pour justifier de cette pratique.
Le Tribunal fédéral considère que la construction juridique du bailleur – pour laquelle aucun motif n’est avancé et qui ne correspond à aucun intérêt du locataire – ne peut s’expliquer que par la volonté d’éluder des dispositions impératives protégeant le locataire et est ainsi constitutive d’une fraude à la loi.
Partant, le recours est admis et le Tribunal fédéral requalifie le bail en un bail de durée indéterminée.
Note
Comme le soulève à juste titre Philippe Conod, cet arrêt n’est pas un arrêt de principe tendant à limiter la conclusion de baux à durée déterminée, laquelle n’est pas interdite par la loi. Il s’agit en revanche d’analyser si la conclusion de tels baux vise à éluder des dispositions impératives protégeant le locataire. Cette analyse doit se faire au cas par cas (Philippe Conod, Requalification d’un bail de durée déterminée (arrêt 4A_598/2018), Newsletter Bail.ch juin 2019).
Dans cette analyse, le fait pour le bailleur de pouvoir motiver la conclusion de baux à durée déterminée joue un rôle important. Dans l’ATF 139 III 145, le Tribunal fédéral avait admis l’absence de fraude à la loi. En effet, les locataires avaient un intérêt légitime à la conclusion de tels baux. Il en va différemment dans le présent arrêt, puisque le bailleur ne fait pas état d’un quelconque motif justificatif.
Il en résulte que le bailleur se voit ainsi presque obligé de pouvoir motiver clairement son choix de conclure des baux de durée déterminée. Malgré le contexte de crise immobilière genevoise, la solution du Tribunal fédéral intrigue dans la mesure où elle semble imposer un nouveau devoir de motivation, non prévu par la loi, au bailleur.
Proposition de citation : Marie-Hélène Peter-Spiess, Un bail de durée déterminée peut-il constituer une fraude ?, in: https://lawinside.ch/780/