Filmer avec sa GoPro des infractions à la LCR : une preuve inexploitable en pénal ?

ATF 147 IV 16TF, 13.11.2020, 6B_1282/2019*

Lorsque des preuves recueillies par un particulier portent atteinte à la personnalité du prévenu (art. 28 CC et art. 12 LPD), elles doivent être considérées comme licites s’il existe un motif justificatif levant l’illicéité (art. 13 LPD ou art. 28 al. 2 CC). Il convient en effet de retenir une notion uniforme, et non autonome, de la notion d’illicéité de la preuve (précision bienvenue de la jurisprudence).

Faits

Un matin, sur une route descendante à Lausanne, un automobiliste klaxonne sans raison une personne conduisant une trottinette électrique (le « cyclomotoriste« ). L’automobiliste le dépasse ensuite dans une longue courbe à gauche, puis se rabat subitement à droite. Le cyclomotoriste, qui roulait à environ 35 km/h, freine énergiquement et donne deux coups avec sa main gauche contre la partie arrière du flanc droit de la voiture afin d’attirer l’attention du conducteur. Ce dernier garde sa position 1,5 seconde avant de se décaler à gauche et de poursuivre sa route.

Choqué, le cyclomotoriste appelle immédiatement la police et lui transmet la scène filmée grâce à sa caméra GoPro fixée sur son guidon le jour en question. Il ne dépose néanmoins pas de plainte pénale.

Le Tribunal de police de l’arrondissement de Lausanne condamne le conducteur pour violation simple et violation grave des règles de la circulation routière (art. 90 al. 1 et 2 LCR) à une peine pécuniaire de 30 jours-amende à CHF 300 le jour, ainsi qu’à une amende de CHF 3’000. Sur appel, le Tribunal cantonal confirme le jugement (Cour d’appel pénale du Tribunal cantonal du canton de Vaud du 19 septembre 2019, n° 325 AM.18.016736-GALN AMI).

Le prévenu saisit le Tribunal fédéral, lequel est amené à préciser sa jurisprudence sur l’exploitabilité dans une procédure pénale des preuves recueillies illicitement par un particulier, notamment au regard de sa récente jurisprudence « Dashcam« .

Droit

Une preuve recueillie par un particulier peut notamment être illicite si elle résulte d’une violation du Code civil ou de la LPD. Selon l’art. 4 LPD, divers principes doivent être respectés lorsqu’une personne traite des données personnelles, en particulier le traitement doit être conforme aux principes de la bonne foi et de la proportionnalité (art. 4 al. 2 LPD). Le traitement doit également être reconnaissable pour les personnes concernées (art. 4 al. 4 LPD). Lorsque ces principes ne sont pas respectés, le traitement constitue une atteinte à la personnalité, laquelle est présumée illicite (art. 12 LPD). L’illicéité tombe néanmoins s’il existe un motif justificatif, à savoir le consentement de la victime, un intérêt prépondérant privé ou public, ou lorsque la loi le prévoit (art. 13 LPD). Les motifs justificatifs ne doivent pas être admis à la légère.

Le Tribunal fédéral rappelle ensuite sa récente jurisprudence « Dashcam » (6B_1188/2018*, résumé et critiqué in LawInside.ch/837/). Dans cet arrêt, il avait considéré que la vidéo provenant d’une dashcam qui ne respecte pas le principe de reconnaissabilité (art. 4 al. 4 LPD) est en tout état illicite dans une procédure pénale. Les motifs justificatifs prévus à l’art. 13 LPD ne peuvent singulièrement pas trouver application en raison d’une « définition autonome de l’illicéité en procédure« .

Avant de mentionner les nombreux avis doctrinaux critiques sur cet arrêt, le Tribunal fédéral justifie l’approche retenue dans l’arrêt « Dashcam« . Il souligne en particulier qu’il découle de ce type de caméra privée un système de surveillance de l’espace public non reconnaissable par les autres usagers, surveillance qui relève de la compétence de l’État. Il cite également le Préposé fédéral à la protection des données et à la transparence, qui considère que « [l]’atteinte au principe de transparence est alors trop manifeste pour justifier le recours aux données enregistrées [par une dashcam]. Il faut éviter de jouer à l’apprenti shérif ».

Le Tribunal fédéral en conclut qu’il convient de retenir une approche stricte en matière de surveillance lors de la pesée des intérêts prévue à l’art. 13 LPD. En effet, il n’appartient pas aux particuliers de se substituer à l’État dans ses tâches de police.

Le Tribunal fédéral souligne ensuite qu’il s’est déjà écarté de sa jurisprudence « Dashcam«  en admettant la possibilité de retenir des motifs justificatifs afin de lever, dans une procédure pénale, le caractère illicite d’une preuve recueillie par un particulier (cf. 6B_1404/2019 c. 1.4 ; 6B_810/2020 c. 2.6.3 ; 6B_1468/2019* c. 1.3.2, résumé in LawInside.ch/974/).

Avec de nombreux avis doctrinaux à l’appui (dont le soussigné), le Tribunal fédéral revient finalement sur sa jurisprudence « Dashcam » et admet qu’une approche uniforme de la notion d’illicéité s’impose. Partant, les motifs justificatifs prévus à l’art. 13 LPD doivent être pris en compte afin de juger si une preuve qui viole les principes de la LPD est néanmoins licite, et donc exploitable.

En l’espèce, la vidéo capturée à l’aide de la GoPro n’était pas reconnaissable. Elle viole donc le principe de reconnaissabilité (art. 4 al. 4 LPD). Vu que l’infraction reprochée n’a pas occasionné d’accident ou de lésion, le Tribunal fédéral considère qu’il n’y a pas de motifs justificatifs au sens de l’art. 13 LPD. Partant, la preuve recueillie par le cyclomotoriste est illicite.

Lorsqu’une preuve est illicite, il convient encore de vérifier dans une seconde étape si elle est exploitable. Le CPP ne règle pas l’exploitabilité des preuves recueillies illicitement par un particulier. Selon la jurisprudence constante, ces preuves ne sont exploitables que si, d’une part, elles auraient pu être recueillies licitement par les autorités pénales et si, d’autre part, une pesée des intérêts en présence plaide pour une exploitabilité. Dans sa récente jurisprudence, le Tribunal fédéral a considéré que cette pesée des intérêts correspond à celle prévue à l’art. 141 al. 2 CPP (exploitation des moyens de preuves obtenus illégalement). Pour que la preuve soit exploitable, il doit ainsi nécessairement s’agir d’une infraction grave au regard des circonstances concrètes (6B_1468/2019*, résumé in LawInside.ch/974/).

En l’espèce, l’infraction n’atteint pas le niveau de gravité suffisant. Une des conditions d’exploitabilité n’étant pas remplie, l’enregistrement est inexploitable.

Partant, le Tribunal fédéral admet le recours et renvoie la cause à l’instance cantonale afin qu’elle rende une nouvelle décision sans utiliser l’enregistrement inexploitable.

Note

Cet arrêt appelle plusieurs remarques.

Premièrement, nous ne pouvons que saluer le changement de position du Tribunal fédéral sur sa singulière conception autonome de l’illicéité qu’il avait retenue dans l’arrêt « Dashcam« . L’approche uniforme, retenue dans l’arrêt résumé ici, est convaincante. Si une preuve est recueillie par un particulier en violation des principes prévus par la LPD (art. 4 LPD) ou en portant atteinte au droit de la personnalité (art. 28 al. 1 CC), le tribunal doit encore déterminer s’il existe un motif justificatif levant l’illicéité (art. 13 LPD ou art. 28 al. 2 CC).

Deuxièmement, le Tribunal fédéral affirme dans l’arrêt résumé ci-dessus que « [l]es preuves récoltées de manière licite par des particuliers sont exploitables sans restriction » (c. 1.2). Cette affirmation peut sembler s’opposer à la théorie d’une inexploitabilité indépendante (selbeständige Verwertunsverbot), mentionnée par le Tribunal fédéral dans son récent arrêt 6B_48/2020 (c. 5.3, résumé in LawInside.ch/966/) et soutenue par une partie de la doctrine. À notre humble avis, cette affirmation formulée un peu rapidement ne saurait avoir une telle portée. Une preuve, même licite, devrait selon nous pouvoir être déclarée inexploitable, en particulier lorsque les garanties procédurales instaurées par le droit pénal n’auraient pas été respectées (cf. David Raedler, Les enquêtes internes dans un contexte suisse et américain : Instruction de l’entreprise ou Cheval de Troie de l’autorité?, thèse, 2018, p. 639 ss ; Stefan Maeder, Verwertbarkeit privater Dashcam-Aufzeichnungen im Strafprozess, PJA 2018, p. 157 ss).

Troisièmement, concernant les motifs justificatifs au sens de l’art. 13 LPD, le Tribunal fédéral nous semble malheureusement bref dans son analyse. Bien que les motifs justificatifs doivent être admis avec retenue, il aurait été pertinent d’examiner avec un peu plus de précision la pesée des intérêts prévue par l’art. 13 LPD. Le Tribunal fédéral se limite ici à considérer que « [c]ompte tenu des particularités de l’enregistrement, de la nature des infractions reprochées (violation simple et grave des règles de la circulation routière) et du fait que le dépassement en cause n’a pas occasionné d’accident ou de lésion, on ne saurait admettre de motif justificatif déduit de la pesée des intérêts en présence ». Or, afin de procéder à une correcte pesée des intérêts, il convient d’abord d’établir:

  1. l’intérêt que l’auteur du traitement possède à l’atteinte causée;
  2. s’il s’agit d’un intérêt digne de protection;
  3. l’intérêt de la personne concernée au non-traitement (cf. Philippe Meier, Protection des données, 2011, N 1618).

En l’espèce, le Tribunal fédéral ne semble donner que peu de poids à l’intérêt du cyclomotoriste à prouver les infractions à la LCR qui auraient pu mettre sa vie en danger. Or cet intérêt devrait être pris en compte, puisqu’il est à notre avis digne de protection (cf. dans le même sens : Maederop. cit., p. 165). Concernant l’intérêt de la personne concernée, l’enregistrement GoPro ne porte pas gravement atteinte à sa sphère privée. Néanmoins, l’intérêt public à ne pas être surveillé constamment peut ici être pris en compte (cf. dans le même sens : Maederop. cit., p. 165).

Vu l’importance de cet intérêt public, il est primordial de toujours déterminer si l’auteur de l’enregistrement (1) filmait en continu et (2) s’il conservait les enregistrements ou les détruisait au fur et à mesure. Si l’auteur ne filme pas en continu ou s’il détruit l’enregistrement, l’intérêt public sera moindre et la pesée des intérêts pourrait pencher en défaveur de la personne concernée (cf. dans ce sens David Raedler, Les dashcams et autres caméras en circulation routière de la récolte à l’utilisation des moyens de preuves, RDS 2/2020, p. 167 s. ; cf. également Note du Préposé fédéral à la protection des données et à la transparence intitulée  » Explications relatives aux caméras de bord (dashcams) « , mise à jour en janvier 2019). Le Tribunal fédéral a malheureusement omis d’examiner cette problématique, pourtant décisive. Cela s’explique peut-être par le fait que le Tribunal cantonal vaudois n’avait tout simplement pas examiné la question de la potentielle illicéité de l’enregistrement GoPro.

Quatrièmement, une fois que le Tribunal fédéral a rapidement considéré la preuve comme illicite, il considère tout aussi brièvement qu’il ne s’agit en l’espèce pas d’une infraction grave : « [e]n tout état, compte tenu notamment du bien juridique protégé et de l’intensité de la mise en danger, le dépassement en cause n’atteint pas le niveau de gravité requis pour justifier l’exploitation du moyen de preuve au regard des circonstances concrètes » (c. 7.2).

Dans ses récents arrêts, le Tribunal fédéral a considéré de manière convaincante que la violation simple des règles de la circulation (art. 90 al. 1 LCR) ne correspondait pas à une infraction grave au sens de l’art. 141 al. 2 CPP (6B_810/2020 c. 2.6.3), contrairement à la violation d’une règle fondamentale de la circulation routière (art. 90 al. 3 LCR ; cf. 6B_1468/2019* c. 1.4).

En l’espèce, le conducteur a été condamné pour infraction grave des règles de la circulation routière (art. 90 al. 2 LCR). Or cette disposition s’applique précisément lorsqu’un conducteur « crée un sérieux danger pour la sécurité d’autrui ou en prend le risque ». Bien que toute infraction grave des règles de la circulation routière ne correspond pas forcément à une infraction grave au sens de l’art. 141 al. 2 CPP, il convient d’évaluer l’infraction selon les circonstances concrètes du cas d’espèce (cf. Raedler, dashcams, op. cit., p. 156 qui critique l’approche restrictive du Tribunal fédéral dans l’admission d’une infraction grave au regard de l’art. 90 al. 2 LCR ; cf. également Kastriot Lubishtaniswissprivacy.law/41/, qui considère que le raisonnement retenu par le Tribunal fédéral dans l’arrêt commenté ici ne prête pas le flanc à la critique).

Dans l’arrêt commenté ici, même si le cyclomotoriste n’a heureusement pas été lésé, il semble que celui-ci a dû « freiner énergiquement » afin d’éviter une collusion. Le fait qu’il ait été « choqué » et ait appelé directement la police semble également indiquer qu’il ne s’agissait probablement pas d’une légère mise en danger de sa sécurité. Une analyse un peu plus précise du Tribunal fédéral aurait été la bienvenue.

Néanmoins, et en tout état, la condition de l’hypothétique récolte par les autorités pénales n’aurait à notre avis pas été remplie. En effet, celle-ci suppose l’existence de soupçons préalables suffisants. Or, au moment où l’enregistrement GoPro a été enclenché, de tels soupçons n’existaient très probablement pas, puisque celui-ci a très probablement commencé bien avant l’infraction en question (même si l’était de faits ne le précise pas). Le Tribunal fédéral a d’ailleurs récemment admis un recours et déclaré un enregistrement vidéo inexploitable car il n’existait, au moment de l’enregistrement, aucun soupçon à l’encontre du prévenu (6B_53/2020 résumé in LawInside.ch/955/ ; concernant la récolte hypothétique par les autorités pénales en lien avec une dashcamMaederop. cit., p. 166 semble considérer, de manière convaincante, que cette condition ne sera en pratique pas remplie, alors que Raedler, dashcams, op. cit., p. 159, arrive à la conclusion inverse). Au contraire, si le cyclomotoriste avait enclenché l’enregistrement précisément car sa sécurité était mise en danger par cet automobiliste, l’existence de soupçons suffisants aurait pu être retenue. Dans un tel scénario, l’enregistrement pourrait à notre avis déjà être considéré comme licite (en raison de la pesée des intérêts prévue par l’art. 13 LPD), ce qui éviterait l’examen de la récolte hypothétique, laquelle s’applique uniquement lorsque la preuve est illicite.

Enfin, cette nouvelle jurisprudence justifie une petite mise à jour du schéma que nous vous avions proposé suite à l’arrêt « Dashcam » :

Proposition de citation : Célian Hirsch, Filmer avec sa GoPro des infractions à la LCR : une preuve inexploitable en pénal ?, in: https://lawinside.ch/998/

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