La responsabilité civile de l’organe d’une société en cas d’inaction procédurale 

TF, 18.03.2025, 4A_506/2024 

L’omission par un administrateur de défendre en justice sa société peut constituer un manquement à son devoir de diligence et engager sa responsabilité au sens de l’art. 754 CO. Lorsque l’omission résulte d’un choix conscient, l’administrateur prend une décision de gestion qui doit être analysée selon les critères de la business judgment rule.

Faits 

Afin de simplifier la compréhension des faits particuliers du cas d’espèce, un schéma vous est proposé ci-dessous :

En 2012, un maître d’ouvrage charge une société active dans le domaine de la protection contre les incendies de poser des panneaux d’isolation coupe-feu dans le cadre d’un projet de construction. La société confie la direction des travaux à une société mandataire et attribue la pose des panneaux à un sous-traitant. 

Plusieurs mois après l’exécution des travaux, certains panneaux d’isolation coupe-feu se détachent des murs et des plafonds. En effet, le sous-traitant ne les avait pas correctement fixés. La société de protection incendie s’acquitte d’un prix de réfection s’élevant à CHF 1’520’000.  

En 2014, la société de protection incendie agit contre la société mandataire pour un montant de CHF 40’000 devant le Bezirksgericht de Willisau, estimant que cette dernière a mal dirigé les travaux. Sa demande est rejetée, faute d’avoir démontré une violation des obligations de la société mandataire. En 2016, la société de protection incendie cède sa créance contre la société mandataire à l’un de ses actionnaires. En 2018, le créancier dépose une action contre la société mandataire devant le Handelsgericht du canton de Zurich pour un montant de CHF 171’000 avec intérêts. L’administrateur de la société mandataire ne la défend pas et le Handelsgericht zurichois la condamne à verser le montant réclamé. 

L’année suivante, un tribunal déclare la faillite de la société mandataire. L’administration de la faillite cède au créancier qui avait obtenu gain de cause dans le premier procès la prétention en responsabilité de la société contre son administrateur unique. 

En 2022, le créancier cessionnaire réclame un montant de CHF 203’000 à l’administrateur de la société en faillite devant le Kantonsgericht du canton de Zoug. Il lui reproche de ne pas avoir défendu la société lors du premier procès. Le Kantonsgericht rejette l’action. Le créancier cessionnaire forme un appel, qui est partiellement admis par l’Obergericht zougois. 

L’administrateur de la société en faillite dépose un recours en matière civile au Tribunal fédéral. Ce dernier doit déterminer si l’abstention d’un organe de défendre une société en justice peut constituer un manquement à un devoir engageant sa responsabilité envers la société.    

Droit 

Conformément à l’art. 754 al. 1 CO, les membres du conseil d’administration répondent envers la société du dommage qu’ils lui ont causé. En cas d’omission, les conditions de la responsabilité sont l’existence d’un dommage, le manquement à un devoir, la faute et le lien de causalité hypothétique entre le dommage et le manquement au devoir. 

Dans l’appréciation de la violation du devoir de diligence au sens de l’art. 717 CO, les tribunaux doivent faire preuve de retenue lorsqu’ils apprécient des décisions de gestion si les conditions de la business judgment rule sont remplies. Cette retenue ne s’applique que si la décision a été prise à l’issue d’un processus décisionnel irréprochable qui repose sur une base d’information adéquate et exempt de conflits d’intérêts. 

En l’espèce, l’administrateur affirme que sa décision de ne pas défendre la société dans le premier procès était liée au manque de moyens financiers de la société et à son absence de couverture d’assurance. Cela étant, un tel argument ne suffit pas à démontrer que la décision de ne pas défendre la société a été prise à l’issue d’un processus décisionnel irréprochable. 

Dès lors que les conditions de la business judgment rule ne sont pas réunies, le comportement de l’organe doit être apprécié selon un standard objectif de faute (objektive Verschuldensmassstab). Il faut examiner comment une personne raisonnable et consciencieuse se serait comportée dans les mêmes circonstances. Si la décision s’écarte du comportement attendu, elle est considérée comme un manquement aux devoirs de l’organe. En l’occurrence, si l’administrateur avait défendu la société dans le premier procès, il aurait pu objecter que la direction des travaux était conforme au contrat et que la responsabilité pour les dommages commis par les sous-traitants avait expressément été exclue. Cette argumentation avait par ailleurs déjà permis à la société mandataire d’obtenir le rejet d’une action intentée par la société de protection incendie devant le Bezirksgericht de Willisau. 

Or, l’administrateur n’explique pas pourquoi il ne lui aurait pas été possible de faire valoir ces objections. Son inaction doit donc être qualifiée de manquement à son devoir de diligence. 

En cas d’omission, un lien de causalité hypothétique entre le manquement au devoir et le dommage est requis. Il doit ressortir, selon l’expérience générale de la vie et le cours ordinaire des choses, qu’il existe une probabilité prépondérante que le dommage aurait été évité si le comportement attendu avait été adopté. 

En l’espèce, la décision prise par l’administrateur de ne pas défendre la société a conduit le Handelsgericht zurichois à statuer sur la seule base des allégations du demandeur. Or, la société mandataire avait exclu toute responsabilité quant à une mauvaise exécution du contrat par les sous-traitants. Elle n’était en outre pas tenue d’instruire techniquement les sous-traitants sur leurs tâches. Par conséquent, si l’administrateur avait soulevé ces objections dans le premier procès, la société n’aurait pas été condamnée à verser de dommages-intérêts. 

Partant, le Tribunal fédéral rejette le recours. 

Note 

Cet arrêt appelle (i) une réflexion sur le comportement de substitution licite et l’abus de droit, ii) une remarque sur la qualification des omissions en tant que décisions de gestion et iii) une clarification de la notion de « processus décisionnel irréprochable ». 

i) Comportement de substitution licite et abus de droit

Dans la procédure cantonale, l’administrateur a invoqué que, s’il s’était défendu avec succès dans la procédure zurichoise, le créancier cessionnaire n’aurait pas eu de créances contre la société. En effet, le créancier cessionnaire s’est retrouvé créancier de la société précisément grâce au succès de la procédure zurichoise. L’Obergericht de Zoug a examiné cet argument sous deux aspects distincts.  

Premièrement, ce grief peut être compris comme l’objection du comportement de substitution licite. Selon cette théorie, l’auteur d’un acte illicite peut se défendre en soutenant que, même s’il s’était comporté de manière licite, le dommage serait tout de même survenu. Cet argument est parfois considéré comme une objection qui doit être prouvée par l’auteur de l’acte illicite. Selon nous, il s’agit en réalité d’une condition de responsabilité. En effet, il appartient en principe au lésé de prouver que si l’auteur de l’acte illicite s’était bien comporté, il n’aurait pas subi un tel dommage. À défaut, le lésé ne prouve pas le lien de causalité entre le comportement reproché et le dommage. En tout état de cause, lorsque le comportement reproché est une omission, le comportement de substitution licite ne peut pas être examiné de manière distincte de la causalité. 

Deuxièmement, le comportement du créancier cessionnaire peut être analysé sous l’angle de l’abus de droit (art. 2 al. 2 CC). Pour rappel, l’art. 260 LP permet au créancier cessionnaire de se faire céder le droit de faire valoir en justice la créance en responsabilité. La communauté des créanciers reste toutefois titulaire de la prétention matérielle : c’est un cas de représentation procédurale (Prozessstandschaft). En cas de succès de l’action, le créancier cessionnaire peut se faire désintéresser en priorité à hauteur du montant correspondant à sa propre créance colloquée. L’excédent est ensuite reversé à la masse. En l’espèce, le créancier cessionnaire fait valoir la créance qu’avait la société à l’encontre de son administrateur. Selon l’Obergericht zougois, le procès sert donc les intérêts de la masse, indépendamment du désintéressement prioritaire du créancier cessionnaire. 

Cette position est conforme à celle du Tribunal fédéral. Ce dernier admet en effet que le créancier cessionnaire peut intenter une action partielle (art. 86 CPC). Il peut ainsi restreindre ses conclusions à l’indemnisation de sa propre créance colloquée et de ses frais (TF, 4A_210/2010, c. 7.2.2). De plus, le Tribunal fédéral souligne que le désintéressement prioritaire du demandeur ne remet pas en cause la finalité de l’action, à savoir l’accroissement du patrimoine de la masse (ATF 132 III 342, c. 2.2). 

En l’espèce, le créancier cessionnaire limite ses conclusions à sa propre créance colloquée. Si l’on suit strictement l’interprétation que donne le Tribunal fédéral à l’art. 260 LP, l’action conserve sa finalité collective. En effet, même si elle profite exclusivement au créancier cessionnaire, celle-ci repose sur une prétention de la masse.  

Toutefois, l’abus de droit (art. 2 al. 2 CC) consiste en l’utilisation d’une institution juridique d’une manière contraire à son but. Or, en l’espèce, hormis une créance accessoire de CHF 74, le créancier cessionnaire est le seul créancier colloqué. Dès lors qu’il est pratiquement la seule personne qui compose la masse, l’action ne vise plus que la seule satisfaction d’un intérêt individuel. De plus, le créancier cessionnaire adopte une position contradictoire : en cas de défense de la société par l’administrateur, le créancier cessionnaire se serait trouvé dans une position moins favorable que celle qu’il occupe grâce au manquement même qu’il reproche à l’administrateur. L’administrateur reproche donc un manquement sans lequel il n’aurait pas la qualité pour agir, puisqu’il ne serait pas titulaire de la créance. Par conséquent, selon nous, l’action intentée par le créancier détourne l’art. 260 LP de son but et peut être qualifiée d’abus de droit, contrairement à l’appréciation de l’Obergericht. 

ii) Une omission peut-elle être qualifiée de décision de gestion ? 

Le Tribunal fédéral analyse la condition du manquement au devoir de diligence (art. 717 CO) en appliquant la business judgment rule. Or, cette règle ne s’applique que lorsqu’on se trouve face à une décision de gestion (business decision). Le Tribunal fédéral indique que la qualification d’une omission en tant que décision de gestion prête à discussion, mais n’examine pas la question plus en profondeur dans cet arrêt. 

Dans sa jurisprudence antérieure, le Tribunal fédéral avait affirmé qu’une décision de gestion devait en principe être prise activement, nécessitant l’exercice d’un pouvoir d’appréciation des organes. Il avait toutefois relevé qu’une omission pouvait également constituer une décision de gestion lorsque l’organe choisit consciemment de rester inactif (cf. TF, 4A_603/2014, c. 7.7.2 ; v. ég. Böckli, Schweizer Aktienrecht, 2022, § 16 N 263). En l’espèce, l’administrateur explique avoir volontairement renoncé à défendre la société en raison de son absence de moyens financiers et de son absence de couverture d’assurance. Son choix était donc conscient et l’omission constitue une décision de gestion. 

iii) La notion de « processus décisionnel irréprochable »  

Le Tribunal fédéral considère que les conditions pour retenir la business judgment rule ne sont pas remplies. En effet, l’administrateur n’a pas démontré avoir pris sa décision à la suite d’un processus décisionnel irréprochable. Selon la jurisprudence, l’exigence d’un processus décisionnel irréprochable n’est pas remplie en cas d’absence de décision formelle du conseil d’administration et de manque de délibération au sein de celui-ci (cf. TF, 4A_97/2013, c. 5.2). 

D’après la doctrine, l’organe doit établir qu’il a effectué une pondération des avantages et des inconvénients et une évaluation des risques au cours d’un processus décisionnel formel et documenté (cf. Böckli, op. cit., § 16 N 265).  

En l’espèce, l’administrateur a justifié son inaction par le manque de moyens financiers de la société. Il a ainsi centré son argumentation sur le bien-fondé de sa décision. Or, comme le relève le Tribunal fédéral en se fondant sur la doctrine, l’administrateur aurait dû établir qu’une évaluation des risques avait été effectuée. Cela supposait une analyse des différentes options envisageables et de leurs conséquences financières. Cet arrêt contribue donc à affiner l’exigence du processus décisionnel irréprochable, en soulignant l’importance de la pondération des risques, indépendamment du bien-fondé de la décision (pour plus de détails, cf. Beeler/Bättig, Haftung des Verwaltungsrates wegen unterlassener Prozessführung, Besprechung von BGer, 4A_506/2024, PJA 2025).

Proposition de citation : Johann Melet and Célian Hirsch, La responsabilité civile de l’organe d’une société en cas d’inaction procédurale , in: https://lawinside.ch/1625/