La validité des restrictions cantonales à la location de personnel en matière de marchés publics

TF, 30.01.2025, 2C_587/2023*

Les cantons peuvent édicter des normes visant à restreindre l’usage de la location de personnel en matière de marchés publics, pour autant qu’elles se limitent à concrétiser les critères d’aptitude prévus par l’art. 63 al. 4 AIMP. Ces restrictions ne doivent pas s’appliquer de manière systématique, mais être justifiées en fonction des exigences spécifiques de chaque marché public.

Faits

Le 5 septembre 2023, le Grand Conseil neuchâtelois adopte un décret formalisant l’adhésion du canton à l’accord intercantonal sur les marchés publics (AIMP) ainsi qu’une nouvelle loi cantonale sur les marchés publics (LCMP/NE).

Cette loi prévoit la possibilité pour l’autorité adjudicatrice de limiter ou d’exclure le recours à la location de personnel (art. 9 al. 1 LCMP/NE). De plus, elle fixe une proportion maximale de travailleurs temporaires admissible pour la réalisation d’un marché de construction (art. 10 LCMP/NE). Cette proportion est de deux travailleurs intérimaires pour 1 à 3 employés fixes, 3 travailleurs temporaires pour  4 à 6 employés fixes, et ainsi de suite jusqu’à un maximum de 20% de travailleurs intérimaires à partir de 21 employés fixes.

Une association faîtière et plusieurs sociétés actives dans le domaine de la location de personnel forment un recours en matière de droit public auprès du Tribunal fédéral. Elles requièrent l’annulation des art. 9 et 10 LCMP/NE. Sur le fond de l’affaire, le Tribunal fédéral est amené à se demander si les art. 9 et 10 LCMP/NE violent l’AIMP, la primauté du droit suisse et le droit à la liberté économique.

Droit

Le Tribunal fédéral commence par rappeler que l’AIMP est une convention intercantonale qui vise à mettre en œuvre l’Accord international révisé sur les marchés publics (AMP) et à harmoniser la législation entre les cantons et la Confédération en matière de marchés publics. Il souligne également que le droit intercantonal prime le droit cantonal, conformément à l’art. 48 al. 5 Cst.

Malgré cette volonté d’harmonisation, les règles d’exécution cantonales ne sont pas totalement exclues, l’art. 63 al. 4 AIMP prévoyant la possibilité pour les cantons d’édicter des dispositions d’exécution, en particulier pour ses art. 10, 12 et 26. Les dispositions d’exécution peuvent préciser le contenu d’une règle ou organiser sa mise en œuvre, mais ne peuvent pas créer de nouveaux droits ou obligations à la charge des soumissionnaires. La doctrine admet néanmoins que les cantons peuvent adopter des dispositions concrétisant d’autres normes que les art. 10, 12 et 26 AIMP, ceux-ci n’étant cités qu’à titre exemplatif.

Ainsi, le Tribunal fédéral doit déterminer si les art.  9 al. 1 et 10 LCMP/NE peuvent être qualifiés de dispositions d’exécution conformes à l’art. 63 al. 4 AIMP. Pour ce faire, il examine la notion de critères d’aptitude, définie à l’art. 27 AIMP, afin d’évaluer si les dispositions cantonales litigieuses se limitent à les concrétiser.

Les critères d’aptitude visent à s’assurer que les soumissionnaires disposent des qualifications nécessaires pour mener à bien le marché public. Selon l’art. 27 al. 1 AIMP, les critères d’aptitude doivent être objectivement nécessaires et vérifiables pour le marché concerné. Ils sont définis au cas par cas et de manière exhaustive par l’autorité adjudicatrice dans l’appel d’offres. D’après l’art. 27 al. 2 AIMP, les critères d’aptitude peuvent notamment concerner les capacités professionnelles, financières, économiques, techniques et organisationnelles des soumissionnaires ainsi que leur expérience.

Les soumissionnaires peuvent satisfaire aux critères d’aptitude en ayant recours à des sous-traitants. Toutefois, l’art. 31 al. 2 AIMP permet au pouvoir adjudicateur de limiter ou d’exclure cette possibilité dans l’appel d’offres. Cette décision doit reposer sur de justes motifs en rapport avec la réalisation du marché, car elle est susceptible d’entraver la concurrence.

En l’espèce, l’art. 9 al. 1 LCMP/NE prévoit qu’une autorité adjudicatrice peut limiter ou exclure le recours à la location de personnel. La loi cantonale introduit donc un critère d’aptitude qui n’est pas expressément prévu par l’AIMP.

Le  Tribunal fédéral considère que la réalisation d’un marché public peut parfois nécessiter une limitation, voire une exclusion du recours à la location de personnel. Il cite notamment les cas où la prestation suppose une grande expérience ou un savoir-faire particulier en raison de la spécificité du travail à effectuer, telle qu’une haute technicité ou une dangerosité particulière. Dans ces situations, l’exigence faite au soumissionnaire d’utiliser ses propres employés fixes correspond à un intérêt public objectif, car ils disposent souvent d’une expérience plus établie que des travailleurs intérimaires.

Bien que l’AIMP ne prévoie pas la possibilité de restreindre le recours à la location de personnel, une telle mesure peut être comprise comme un critère d’aptitude admissible sous l’angle de l’art. 27 AIMP. De plus, cette faculté ne peut être exercée qu’en cas de nécessité pour la réalisation du marché public, ce que l’autorité adjudicatrice doit dûment justifier. Dans cette mesure, le Tribunal fédéral considère que l’art. 9 al. 1 LCMP/NE est une disposition d’exécution conforme à l’art. 63 al. 4 AIMP.

La seconde disposition litigieuse est l’art. 10 LCMP/NE, qui fixe une proportion maximale de travailleurs temporaires admissible pour la réalisation d’un marché de construction. Cette norme ne laisse pas de marge de manœuvre aux autorités adjudicatrices, mais s’impose de manière systématique à tous les marchés de construction. Les spécificités de chaque marché de construction n’étant pas prises en compte, la location de personnel est restreinte même pour les marchés ne nécessitant aucune expérience particulière. Par ailleurs, selon les travaux préparatoires, cette disposition n’a pas été introduite pour s’assurer de la capacité des soumissionnaires à mener à bien les marchés de construction, mais dans l’unique but de contrer l’effet de précarisation causé par le travail temporaire. Par conséquent, le Tribunal fédéral estime que l’art. 10 LCMP/NE va au-delà d’une simple concrétisation des critères d’aptitude de l’art. 27 AIMP. Cette disposition ne peut donc pas être qualifiée de simple disposition d’exécution et viole l’art. 63 al. 4 AIMP.

L’art. 10 LCMP/NE ayant été écarté, il faut encore vérifier si l’art. 9 al. 1 LCMP/NE résiste aux autres griefs des recourantes. Celles-ci soutiennent notamment que la norme viole le principe de primauté du droit fédéral (art. 49 al. 1 Cst.), car la loi fédérale sur le service de l’emploi et la location de services (LSE) encadrerait de manière exhaustive la protection des travailleurs intérimaires.

Le Tribunal fédéral rappelle que selon l’art. 49 al. 1 Cst., un canton ne peut pas adopter une norme qui élude ou contredit une norme fédérale, dans la mesure où la réglementation fédérale exhaustive. Toutefois, il peut édicter une règle dans le même domaine si celle-ci poursuit un but différent ou renforce l’efficacité du droit fédéral.

La LSE contient une règlementation exhaustive en ce qui concerne les conditions d’exercice de la location de services et la protection des travailleurs intérimaires (cf. TF, 24.05.2024, 2C_325/2023, consid. 6.4). Toutefois, l’art. 9 al. 1 LCMP/NE vise l’obtention par l’Etat d’une prestation de qualité dans le cadre d’un marché public. Ce but étant distinct des objectifs visés par la LSE, cette disposition apparaît conforme au principe de primauté du droit fédéral.

Finalement, le Tribunal fédéral soutient que même si la norme porte atteinte à la liberté économique des entreprises soumissionnaires, les conditions de restriction posées par l’art. 36 Cst. sont respectées. En effet, la disposition vise un but d’intérêt public et limite de manière proportionnée la liberté des entreprises concernées, car l’autorité adjudicatrice doit dûment justifier la nécessité de la limitation du recours à des travailleurs intérimaires. En outre, la norme n’est pas une mesure de politique économique au sens de l’art. 94 Cst., car elle ne vise pas à avantager ou à désavantager certaines formes  d’activités économiques.

Partant, le Tribunal fédéral admet partiellement le recours en annulant l’art. 10 LCMP/NE, qui viole l’AIMP. En revanche, il confirme la validité de l’art. 9 LCMP/NE, qui est conforme au droit supérieur.

Proposition de citation : Johann Melet, La validité des restrictions cantonales à la location de personnel en matière de marchés publics, in: https://lawinside.ch/1602/