L’interprétation du contrat liant un·e psychiatre et un·e psychothérapeute délégué·e
En fonction des circonstances, il n’est pas arbitraire de considérer qu’un·e psychiatre et un·e psychologue n’ont pas eu la volonté de se lier par un contrat de travail, mais ont trouvé un accord pour des raisons liées à la prise en charge de psychothérapies déléguées par l’assurance-maladie.
Faits
Lors d’un séminaire, une psychologue et une psychiatre se rencontrent. Par la suite, la psychiatre et son époux, qui exerce la même profession, annoncent le déménagement à venir de leur cabinet médical. Dans ce contexte, la psychologue écrit à la psychiatre, pour lui demander si elle a une pièce à lui louer dans son nouveau cabinet. Dans la suite des discussions, qui concernent d’abord la conclusion d’un contrat de sous-location, la psychologue demande également à pouvoir travailler sur délégation, en qualité d’employée.
En novembre 2018, les parties concluent un contrat de sous-location de locaux commerciaux, permettant à la psychologue l’usage exclusif d’un bureau situé dans le cabinet de la psychiatre et de son époux. Les parties admettent que le but de ce contrat de sous-location était de permettre à la psychologue de continuer à recevoir des patients sans délégation et de leur facturer directement ses prestations.
Après s’être renseignée auprès d’une Doctoresse, alors membre de la commission fédérale pour la psychothérapie déléguée, au sujet des « modalités d’une association avec un psychologue », la psychiatre se procure auprès d’elle un modèle de contrat de travail.
En décembre 2018, sur la base de ce modèle, les parties concluent un contrat intitulé « contrat de travail pour la psychothérapie déléguée ». Le contrat prévoit l’engagement de la psychologue pour mener des psychothérapies déléguées sous la surveillance de la psychiatre. Selon le contrat, cette surveillance s’exerce par le biais d’entrevues régulières. Le contrat prévoit également un temps d’essai, fixe les délais de congé applicables et indique des vacances annuelles de quatre semaines. Le salaire est fixé conformément « aux prestations accomplies et passées en compte par le TARMED », et serait versé à la psychologue à la fin du mois sur la base des encaissements reçus jusqu’au 15 du mois courant. Le contrat contient également une disposition sur les assurances sociales.
Le contrat ne fixe toutefois pas le taux d’occupation de la psychologue et se réfère à un horaire irrégulier. La psychologue admet que la psychiatre ne lui avait d’ailleurs jamais assuré un taux minimum d’activité ou un nombre minimum de patients en délégation par semaine ou par mois. Par ailleurs, le contrat ne prévoit rien quant au droit au salaire en cas de maladie, quant à l’éventuelle compensation des heures supplémentaires ou encore du devoir de diligence et de fidélité.
S’agissant de l’exercice des activités de la psychologue, les versions divergent. Si la psychiatre fait valoir que la psychologue exerçait son activité de manière libre et indépendante, la psychologue explique qu’elle travaillait sous la surveillance de la psychiatre.
Après une tentative infructueuse de conciliation, la psychologue ouvre action en paiement contre la psychiatre, lui réclamant notamment plus de CHF 108’000 à titre de salaire. Le Tribunal des prud’hommes genevois lui donne partiellement raison et condamne la psychiatre au versement de CHF 24’194, sous déduction des charges sociales. La Cour de justice admet l’appel de la psychiatre et déboute la psychologue de ses conclusions, considérant que les parties n’avaient pas eu la volonté réelle de conclure un contrat de travail.
La psychologue saisit le Tribunal fédéral, qui est amené à interpréter le contrat passé entre les parties.
Droit
Aux termes de l’art. 319 CO, par le contrat individuel de travail, le travailleur s’engage, pour une durée déterminée ou indéterminée, à travailler au service de l’employeur et celui-ci à payer un salaire fixé d’après le temps ou le travail fourni (salaire aux pièces ou à la tâche). Est aussi réputé contrat individuel de travail le contrat par lequel un travailleur s’engage à travailler au service de l’employeur par heures, demi-journées ou journées (travail à temps partiel). La qualification du contrat de travail est une question de droit. En particulier, en application de l’art. 18 al. 1 CO, le juge n’est pas lié par les expressions ou dénominations inexactes dont les parties ont pu se servir, par erreur ou pour déguiser la véritable nature de la convention (simulation).
Le Tribunal fédéral rappelle quelques principes d’interprétation en droit des contrats, et en particulier le principe de la priorité de la volonté subjective sur la volonté objective.
Ainsi, le juge doit d’abord rechercher la commune et réelle intention des parties, ce qu’il peut faire sur la base d’indices, le cas échéant. À cet égard, en plus des déclarations de volonté écrites ou orales, sont déterminantes toutes les circonstances qui permettent de découvrir la volonté réelle des parties, y compris les déclarations antérieures à la conclusion du contrat ou des faits postérieurs à celle-ci. L’appréciation de ces indices concrets par le juge relève du fait. En conséquence, si le juge parvient à établir la volonté des parties sur cette base, ces constatations lient le Tribunal fédéral (art. 105 al. 1 LTF), à moins qu’elles ne soient manifestement inexactes (art. 97 al. 1 et 105 al. 2 LTF), c’est-à-dire arbitraires au sens de l’art. 9 Cst.
Pour se prononcer sur la cause, la Cour de justice s’est en particulier référée à l’arrêt du Tribunal fédéral 4A_64/2020, qui concernait une personne ayant conclu un contrat avec un psychiatre pour exercer comme psychothérapeute déléguée aux frais de l’assurance-maladie de base. Dans cet arrêt, le Tribunal fédéral n’avait pas retenu la qualification de contrat de travail, sur la base de nombreux éléments. Toutefois, le Tribunal fédéral souligne que le cas d’espèce est différent, puisque la Cour de justice a pu s’arrêter au stade de l’interprétation subjective, sans arriver jusqu’à l’interprétation objective. Dès lors, le Tribunal fédéral ne revoit cet aspect que sous l’angle de l’arbitraire.
En l’espèce, par le biais de l’interprétation subjective, la Cour cantonale a nié la volonté réelle des parties de se lier par un contrat de travail. Elle relève en particulier que la psychologue avait conservé une activité indépendante ainsi qu’une autre activité salariée, et qu’elle pouvait décider de manière autonome de l’ampleur de son activité. Dans ce contexte, le fait que la psychiatre puisse exercer un contrôle est inhérent au système de la psychothérapie déléguée, sans que cela ne permette de retenir l’existence d’un lien de subordination nécessaire au contrat de travail. La volonté réelle des parties était de permettre à la psychologue d’exercer son activité de manière largement indépendante, mais à la charge de l’assurance-maladie de base.
Le Tribunal fédéral ne discerne aucun arbitraire dans les constations de fait de la Cour de justice. En particulier, la Cour de justice a analysé la situation selon la pratique de la psychothérapie déléguée à charge de l’assurance-maladie telle qu’elle existait jusqu’au 30 juin 2022. Avant cette date, l’assurance-maladie obligatoire prenait en charge les coûts d’une psychothérapie dite déléguée, sans que les psychologues ou psychothérapeutes indépendants non médecins ne fassent partie des personnes autorisées à fournir des prestations à charge de l’assurance-maladie. Pour la Cour de justice, c’est précisément cette prise en charge qui a poussé les parties à se lier, sans qu’elles n’aient eu la volonté de conclure un contrat de travail.
En substance, la recourante se contente de critiques de nature appellatoire à l’encontre des éléments retenus par la Cour de justice, critiques qui sont dès lors irrecevables. Le Tribunal fédéral rappelle également que l’existence d’un contrat de travail entre un·e médecin-délégant·e et un·e psychothérapeute délégué·e ne se présume pas.
Au vu de ce qui précède, le Tribunal fédéral rejette le recours.
Proposition de citation : Camille de Salis, L’interprétation du contrat liant un·e psychiatre et un·e psychothérapeute délégué·e, in: https://lawinside.ch/1584/