Les données d’employés d’une banque transmises aux autorités américaines
ATF 141 III 119 | TF, 12.01.2015, 4A_406/2014*
Faits
En 2010, plusieurs banques suisses font l’objet d’une enquête par les autorités américaines, qui les soupçonnent d’avoir aidé des clients américains à se soustraire à leurs obligations fiscales. Ils s’en suivent différentes transmissions de données de la part des banques aux autorités américaines concernant les clients d’abord, et leurs employés par la suite. Le 4 avril 2012, le Conseil fédéral autorise les banques concernées à transmettre directement aux autorités américaines des données non anonymisées, à l’exception de celles des clients. Quelques jours plus tard, la FINMA recommande aux banques de coopérer avec les autorités américaines dans le cadre prévu par le Conseil fédéral. C’est dans ce contexte qu’une banque genevoise transmet, à l’insu de ses employés, des documents comportant les données personnelles de ceux-ci aux autorités américaines.
Deux employés de la banque prennent connaissance de cette transmission par la presse. Suite à cela, ils lui demandent de consulter les documents transmis. Celle-ci accepte cette requête, mais refuse de les laisser prendre la copie des documents.
Dans des procédures séparées, les deux employés, entretemps licenciés, saisissent le Tribunal de première instance de Genève (TPI) et requièrent la production d’une copie des documents avec indication de la date et de l’autorité destinataire de cette transmission.
Le TPI fait suite à cette requête en ordonnant la remise des documents, tout en exigeant que les informations de tierces personnes qui y figurent soient caviardées. La Cour de justice confirme les jugements.
Contre ces deux arrêts, la banque exerce deux recours en matière civile devant le Tribunal fédéral. Elle invoque une violation des art. 9 al. 1 let. a et b, 9 al. 4 et 8 al. 5 LPD.
La question litigieuse est donc celle de savoir si la banque avait le droit de refuser de remettre une copie des documents – transmis aux autorités américaines – à ses désormais ex-employés.
Droit
Les procédures sont jointes au vu de la connexité des deux recours.
En premier lieu, la banque estime que l’art. 47 LB est une base légale formelle au sens de l’art. 9 al. 1 let. a LPD qui lui interdit de transmettre les documents requis.
Bien que la doctrine majoritaire considère que l’art. 47 LB fasse partie des bases légales au sens de l’art. 9 al. 1 let. a LPD et que la transmission de données de clients aux ex-employés serait en soi punissable, le Tribunal fédéral estime que les documents livrés aux autorités américaines ne contenaient aucune information permettant d’identifier les clients, de sorte qu’une transmission des documents ne serait en l’espèce pas une violation du secret bancaire.
En deuxième lieu, la banque invoque une violation de l’art. 9 al. 1 let. b LPD et estime que des intérêts prépondérants de tiers lui permettent de refuser la remise d’une copie des documents demandés.
Le Tribunal fédéral rappelle que lorsque l’anonymisation suffit à protéger le tiers, le droit d’accès du titulaire des données ne saurait être restreint. En l’espèce, dès lors que les données des clients contenues dans les documents sont caviardées, les tiers sont suffisamment protégés.
En troisième lieu, la banque se plaint d’une mauvaise application de l’art. 9 al. 4 LPD, en faisant valoir pour l’essentiel que les deux ex-employés ne disposent d’aucun intérêt à obtenir une copie des documents transmis.
Sur ce point, le Tribunal fédéral rappelle que le droit d’accès de l’art. 8 LPD – incluant la remise écrite d’informations – ne requière pas la preuve d’un intérêt. Toutefois, une telle preuve peut se relever nécessaire pour démontrer que l’exercice du droit d’accès ne constitue pas un abus de droit. Dans la perspective de l’art. 8 LPD, le Tribunal fédéral expose deux situations susceptibles de constituer un abus de droit :
- lorsque le droit d’accès est exercé dans un but étranger à la protection des données, p. ex. pour se procurer des preuves inaccessibles contre une future partie adverse;
- lorsqu’une requête ne constitue qu’un prétexte à une recherche indéterminée de moyens de preuve (fishing expeditions).
En l’espèce, le Tribunal fédéral rejette le premier cas de figure. En effet, une copie des documents transmis permettrait aux ex-employés, d’une part, de juger d’une éventuelle violation de la loi par la banque et formuler d’éventuelles prétentions civiles contre elle et, d’autre part, d’anticiper de probables ennuis causés par le Departement of Justice (DoJ) et ainsi préparer leur défense. Dès lors, la requête n’est ni chicanière ni contraire au but qu’elle poursuit.
La demande des ex-employés ne constitue pas non plus une fishing expedition, puisqu’ils ont déjà pris connaissance du contenu des documents, de sorte que leur demande ne constitue pas un prétexte pour une recherche indéterminée de nouveaux moyens de preuve .
Il n’y a dès lors pas d’abus de droit à demander la remise écrite des informations.
Conformément à l’art. 9 al. 4 LPD, le Tribunal fédéral procède ensuite à une pesée des intérêts entre ceux du maître du fichier (la banque) et ceux des titulaires du droit d’accès (les ex-employés). Le fardeau de la preuve incombe au maître du fichier qui doit démontrer un intérêt prépondérant justifiant la restriction du droit d’accès.
En l’occurrence, la banque invoque son propre intérêt du fait de la nature sensible des documents en question et des règles de sécurité auxquelles elle soumet son personnel, notamment l’interdiction d’emporter tout document chez eux.
Quant au premier point, le Tribunal fédéral considère que le secret bancaire ne saurait constituer un intérêt prépondérant, compte tenu du fait que les documents transmis ne contiennent aucune information permettant d’identifier les clients. Au demeurant, la banque n’apporte aucune preuve qui démontrerait une quelconque volonté des ex-employés de divulguer les documents en dehors d’une éventuelle procédure judiciaire contre elle. De plus, ceux-ci sont encore soumis au secret bancaire (art. 47 al. 4 LB). Enfin, la banque ne démontre pas en quoi les documents seraient d’une importance stratégique pour elle, ce qui aurait pu justifier une restriction du droit d’accès.
En ce qui concerne sa réglementation interne, la banque n’apporte pas de preuve suffisante démontrant en quoi ces documents sont in concreto sensibles pour elle. Par ailleurs, le Tribunal fédéral rappelle qu’une éventuelle renonciation contractuelle anticipée des employés à leur droit d’accès serait contraire à l’art. 8 al. 6 LPD et partant nulle (art. 20 CO).
Dès lors, les intérêts des ex-employés exposés plus haut l’emportent sur ceux de la banque.
Le Tribunal fédéral rejette ainsi les deux recours de la banque.
Note: l’enjeu de cette décision pour les banques suisses est considérable, puisque celles-ci s’exposent à l’heure actuelle à des actions en dommages-intérêts de la part d’employés dont les données ont été transmises aux autorités américaines. On constate encore une fois que le pouvoir des autorités américaines met les banques dans une situation difficile; d’une part, elles doivent respecter les droits des employés en ce qui concerne leurs données personnelles, d’autre part, elles sont de facto dans l’obligation de faire suite aux requêtes des autorités américaines, puisque l’ouverture d’une poursuite pénale aux Etats-Unis aurait des conséquences dévastatrices sur elles.
Proposition de citation : Simone Schürch, Les données d’employés d’une banque transmises aux autorités américaines, in: https://lawinside.ch/14/
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