Visa humanitaire pour ressortissant·e·s afghan·e·s : une appréciation individualisée du danger est nécessaire (art. 4 al. 2 OEV)
(i) Un visa humanitaire peut être octroyé lorsque la personne requérante est exposée à un danger grave, concret et individuel qui la touche plus que d’autres personnes en cas de retour dans son pays d’origine. L’autorité doit procéder à une appréciation individualisée et pas seulement standardisée. Elle examine les indices de persécution concrète, comme la réception de menaces concrètes et individuelles.
(ii) Lorsque la personne requérante se trouve dans un autre Etat que son Etat d’origine, l’autorité doit analyser le risque potentiel de renvoi forcé vers son pays d’origine. L’autorité doit instruire l’affaire de manière individualisée.
Faits
Plusieurs ressortissant·e·s afghan·e·s, une mère et ses enfants mineurs, sollicitent du Secrétariat d’État aux migrations (ci-après : SEM) qu’il rende un préavis sur leurs chances d’obtenir des visas humanitaires. Ils et elle expliquent être en danger en raison de leur appartenance au groupe ethnique des Hazaras en Afghanistan. Le mari de la requérante était secrètement responsable du parti Harakat, parti en opposition directe avec le parti Wahdat, majoritaire dans le village des requérant·e·s. Le conflit qui oppose les deux partis a pris une tournure violente. Le mari et la fille de la requérante ont été abattus en pleine rue. A la suite de cet événement, les requérant·e·s ont reçu une lettre de menace du parti Wahdat. La famille a alors fui et se cache à Kaboul au moment du dépôt de la demande de renseignement.
Le SEM indique que, compte tenu des faits exposés, les visas ne seraient prima facie pas refusés et les demandes seraient dignes d’être examinées. Il précise qu’une décision est toutefois subordonnée à la conduite d’un entretien personnel dans une représentation diplomatique ou consulaire.
Six mois plus tard, les requérant·e·s présentent à l’Ambassade suisse à Téhéran des demandes tendant à la délivrance de visas humanitaires. Cette autorité refuse. Sur opposition, le SEM confirme cette décision.
Les requérant·e·s interjettent alors un recours auprès du Tribunal administratif fédéral, qui doit déterminer (i.) si les requérant·e·s sont dans une situation de danger grave, concret et immédiat en Afghanistan ; (ii.) et si ils et elle risquent d’être renvoyé·e·s de l’Iran vers l’Afghanistan.
Droit
A titre préliminaire, le Tribunal administratif fédéral rappelle que les ressortissant·e·s afghan·e·s sont soumis·e·s à l’obligation de visa selon l’art. 9 de l’ordonnance du 15 août 2018 sur l’entrée et l’octroi de visas (OEV). En dérogation aux conditions générales d’entrée (art. 4 al. 1 OEV), un visa de long séjour peut être délivré pour des raisons humanitaires dans des cas justifiés (art. 4 al. 2 OEV). Tel est le cas lorsque la vie ou l’intégrité physique de la personne est directement, sérieusement et concrètement menacée dans son pays de provenance.
Le Tribunal administratif fédéral constate que les visas humanitaires ne sont délivrés qu’à des conditions très restrictives. La personne concernée doit se trouver dans une situation de détresse particulière qui exige une intervention des autorités. Cette condition peut être remplie lorsque la personne est exposée à un danger individuel et concret qui la touche plus que d’autres personnes. Lorsqu’elle se trouve déjà dans un pays tiers ou qu’elle est retournée volontairement dans son pays d’origine ou de provenance, elle n’est en principe plus considérée comme en danger. La demande de visa doit être examinée en tenant compte de la menace actuelle, de la situation personnelle de la personne concernée et de la situation dans son pays d’origine ou de provenance. D’autres critères comme les perspectives d’intégration ou l’impossibilité de demander une protection dans un autre pays peuvent également être pris en compte.
Dans un premier temps, le Tribunal administratif fédéral relève qu’il convient d’examiner si les recourant·e·s sont exposé·e·s en Afghanistan à un danger immédiat et individuel, qui les distingue de manière déterminante des autres personnes (art. 4 al. 2 OEV).
Aux yeux du SEM, la seule appartenance au groupe ethnique des Hazaras (env. 10 % de la population) ne permet pas de déduire une mise en danger individuelle et concrète (art. 4 al. 2 OEV). Par ailleurs, l’ancienne activité du mari de la requérante pour le parti Harakat ne ferait pas en tant que telle courir un danger individuel et immédiat aux requérant·e·s, d’autant plus que les circonstances exactes de son décès et de celui de sa famille seraient inconnues. Quant à la lettre de menace, il serait notoire que ce type de document peut être acheté.
Le Tribunal administratif fédéral relève que, dans un rapport récent (2022), le SEM mentionne notamment les Hazaras comme potentiels groupes à risque. En effet, les combattants talibans considèrent souvent les Hazaras comme des infidèles et donc inférieurs. En l’espèce, il considère que les requérant·e·s ont prouvé avoir reçu des menaces individuelles et concrètes et être dans le collimateur du parti Wahdat. Les informations fournies à ce propos ne sont pas contradictoires. Elles sont au contraire cohérentes et appuyées par des pièces probantes, notamment plusieurs rapports médicaux sur les décès précités, une copie de la carte de membre du parti du mari de la requérante ainsi que l’original de la lettre de menace – manquante dans le dossier transmis au TAF par le SEM mais évoquée dans plusieurs écritures.
Au vu de ces éléments, le Tribunal administratif fédéral estime que les recourant·e·s encourent un certain risque de persécution et qu’ils et elle sont ainsi potentiellement plus exposé·e·s que d’autres Hazaras à un danger concret, immédiat et individuel en cas de retour en Afghanistan (art. 4 al. 2 OEV). Dans ces circonstances, l’appréciation généralisée et indifférenciée que le SEM a portée sur le dossier est insuffisante, de sorte que l’état de fait est établi de façon incomplète (art. 49 let. b PA). Cette autorité aurait dû examiner de façon individualisée pour chaque requérant·e si un retour en Afghanistan le mettait en danger de façon immédiate, sérieuse et concrète.
Dans un second temps, le Tribunal administratif fédéral relève qu’il convient d’analyser si les requérant·e·s sont directement en danger, c’est-à-dire s’ils et elle risquent une expulsion de l’Iran vers l’Afghanistan.
En l’espèce, les requérant·e·s sont entré·e·s légalement en Iran avec des passeports et des visas valables. Toutefois, leur visa d’entrée est à présent expiré. L’instance précédente est d’avis que les requérant·e·s ont la possibilité de s’adresser à l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (ci-après : HCR), qui coordonne les activités d’autres organisations internationales présentes sur place et soutient les personnes réfugiées dans leurs besoins de coordination avec l’Office iranien des migrations. A ce sujet, les requérant·e·s précisent que s’adresser au HCR ne modifierait pas leur statut et que chaque contact avec une autorité présente un risque de renvoi. Partant, ils ne peuvent pas bénéficier en Iran d’un accès aux soins médicaux de base et à la formation scolaire.
Au vu des informations à sa disposition, notamment d’un rapport du SEM de 2022, le Tribunal administratif fédéral retient que des rapatriements forcés de l’Iran vers l’Afghanistan ne sont pas exclus. En l’état de l’instruction, le Tribunal administratif fédéral considère qu’il est douteux que le seul fait d’être entré et d’avoir séjourné légalement en Iran protège suffisamment contre un renvoi forcé. Cet élément, ainsi que l’effet protecteur d’un enregistrement auprès du HCR, n’ont pas été convenablement éclaircis par le SEM.
Le Tribunal administratif fédéral en conclut que le SEM n’a pas suffisamment clarifié le risque d’un renvoi forcé des recourant·e·s d’Iran vers l’Afghanistan.
Au vu de ce qui précède, le TAF admet le recours et renvoie l’affaire à l’autorité précédente pour instruction complémentaire (i.) sur une potentielle situation de danger grave, concret et immédiat en Afghanistan et (ii.) sur le risque d’un renvoi forcé des recourant·e·s d’Iran vers l’Afghanistan.
Note
Cet arrêt a été suivi de près d’un arrêt similaire (F-3406/2022 du 24 août 2023). En l’espèce, la famille avait toutefois fui au Pakistan. Le Tribunal administratif fédéral a estimé que les requérant·e·s étaient exposé·e·s à un danger grave, concret et individuel qui les touchait plus que d’autres personnes en cas de retour dans leur pays d’origine. Il a également considéré que le risque d’expulsion du Pakistan vers l’Afghanistan n’était pas exclu. Ainsi, il a ordonné l’octroi de visas pour des motifs humanitaires aux requérant·e·s.
Dans ces arrêts, le Tribunal administratif fédéral rappelle qu’il ne faut pas procéder à une appréciation standardisée, mais une appréciation individualisée de la situation, tenant compte de l’ensemble des circonstances. Le SEM doit clarifier les faits pertinents concernant la mise en danger individuelle et concrète des requérant·e·s, ainsi que la menace de renvoi vers l’Afghanistan.
Dans un premier temps, l’autorité doit examiner si la personne requérante est exposée à un danger grave, concret et individuel qui la touche plus que d’autres personnes. Elle doit instruire la cause et apprécier les circonstances individuelles du cas d’espèce. Elle procède notamment à examen des indices de persécution concrète.
Dans un second temps, lorsque la personne requérante se trouve dans un autre Etat que son Etat d’origine, l’autorité procède à l’analyse du risque potentiel de renvoi forcé vers le pays d’origine.
En définitive, cet arrêt ne constitue pas un revirement de jurisprudence, mais bien une précision de la méthode à adopter dans de tels cas.
Proposition de citation : Margaux Collaud, Visa humanitaire pour ressortissant·e·s afghan·e·s : une appréciation individualisée du danger est nécessaire (art. 4 al. 2 OEV), in: https://lawinside.ch/1368/