Le service de livraison Uber Eats relève-t-il de la location de services ?
ATF 148 II 426 | TF, 30.05.2022, 2C_575/2020*
Les livreurs Uber Eats doivent être considérés comme des employés en raison du rapport de subordination qui les lie à Uber. En revanche, il n’y a pas de contrat de location de services au sens de la Loi fédérale sur le service de l’emploi et la location de services (LSE) entre Uber et les restaurateurs, à défaut d’un transfert du pouvoir de direction aux restaurateurs et d’une intégration des livreurs dans l’organisation des restaurateurs.
Faits
Uber Switzerland GmbH (“Uber CH”) est l’une des sociétés du groupe Uber, dont la société mère est Uber Technologies Inc., sise à San Fransisco. Uber CH est entièrement détenue par Uber International Holding B.V, dont le siège est à Amsterdam. Uber Portier B.V. (“Uber Portier”), également sise à Amsterdam, est une autre société du groupe Uber active notamment dans la détention de participations financières en tant que holding.
Uber Eats est l’une des plateformes numériques développées par le groupe Uber. Elle propose un service de livraison de plats à domicile.
Le groupe Uber dispose de locaux à Genève. Entre fin 2018 et début 2019, des discussions ont lieu entre des représentants du groupe Uber et l’Office cantonal de l’emploi du canton de Genève, afin de déterminer si les activités de livraison de repas à domicile à Genève au moyen de l’application Uber Eats relèvent de la location de services, soumise à autorisation.
Les représentants d’Uber remettent plusieurs documents à l’Office cantonal de l’emploi, notamment :
- Le contrat de services technologiques qui lie Uber Portier à un livreur et qui règle l’activité des livreurs.
- Le contrat-cadre qui lie Uber Portier à un restaurateur et qui règle la mise à disposition de la plateforme Uber Eats aux restaurateurs, permettant à ces derniers de recourir au service de livraison.
Par décision du 11 juin 2019, l’Office cantonal genevois informe Uber CH que son activité de mise à disposition de livreurs à des restaurateurs doit être qualifiée de location de services au sens de la Loi fédérale sur le service de l’emploi (LSE). En vertu des art. 12 et 13 LSE, Uber CH aurait ainsi l’obligation de déposer une demande en vue d’une autorisation et d’inscrire sa succursale de Genève au registre du commerce genevois.
Uber CH recourt contre cette décision auprès de la Cour de justice du canton de Genève. La société fait valoir qu’elle n’est pas partie aux relations contractuelles avec les restaurateurs et les livreurs, qui sont liés uniquement à Uber Portier. Par conséquent, elle ne serait soumise à aucune obligation en lien avec ces contrats.
La Cour de justice genevoise écarte cet argument et conclut à l’existence d’une situation de location de services au sens de la LSE. Elle rejette le recours de la société Uber CH, qui forme alors un recours en matière de droit public au Tribunal fédéral. Celui-ci doit trancher la question de savoir si le service de livraison à domicile proposé par Uber Eats remplit les conditions d’une location de services. Dans l’affirmative, Uber doit se conformer aux exigences prévues par la LSE.
Droit
La location de services est régie par la LSE et désigne les relations tripartites entre un employeur (bailleur), une entreprise locataire et un travailleur. Elle implique deux contrats : (1) un contrat de travail entre le bailleur et le travailleur (art. 319 ss CO), et (2) un contrat de location de services entre le bailleur et le locataire de services.
Dans un premier temps, le Tribunal fédéral examine si les livreurs Uber Eats sont des travailleurs au sens des art. 319 ss CO.
Par opposition à d’autres contrats de prestation de services, le contrat de travail se caractérise par l’existence d’un rapport de subordination qui place le travailleur dans la dépendance de l’employeur sous l’angle personnel, organisationnel, temporel, et économique.
En l’espèce, le Tribunal fédéral se réfère au contrat liant les livreurs à Uber et relève de nombreux éléments plaidant pour l’existence d’un rapport de subordination, notamment :
- Le système de notation des livreurs par les restaurateurs et les clients constitue un moyen de contrôle des livreurs par Uber. En effet, pour continuer à utiliser l’application, les livreurs doivent maintenir une évaluation moyenne au-delà d’un certain seuil fixé par Uber. En cas d’évaluation moyenne insuffisante, les livreurs peuvent recevoir un avertissement, voire être exclus de la plateforme.
- La géolocalisation pendant la course du livreur constitue un moyen de contrôle de l’activité des livreurs par Uber. Il s’agit de surveiller le livreur, lequel peut être sanctionné en cas d’itinéraire jugé peu favorable ou de livraison trop lente. De plus, Uber peut réduire les frais de livraison si l’itinéraire est jugé inefficace.
- Les instructions données par Uber aux livreurs plaident pour un rapport de subordination. Par exemple, Uber recommande aux livreurs d’attendre au minimum 10 minutes chez les restaurateurs et les clients pour qu’ils se présentent. Si ces consignes ne sont pas suivies, le livreur s’expose à des restrictions d’accès, voire à la désactivation de son compte.
Le Tribunal fédéral ajoute que la liberté des livreurs de se connecter à l’application quand ils veulent et de refuser des livraisons n’exclut pas forcément l’existence d’un contrat de travail. Par ailleurs, la liberté des livreurs de refuser des livraisons n’est pas totale, étant donné qu’un tel refus peut entraîner d’éventuelles sanctions.
Quant au droit des livreurs de se procurer d’autres sources de revenus auprès d’autres employeurs pendant qu’ils sont connectés à l’application Uber Eats, il n’est pas déterminant. En effet, il est possible qu’un employé soit expressément autorisé à faire concurrence à son employeur. Cela ne signifie pas pour autant qu’il est indépendant, mais seulement que les parties ont limité l’application de l’art. 321a al. 3 CO (devoir de non-concurrence du travailleur pendant la durée du contrat), ce qui est admissible au vu du caractère dispositif de cette disposition.
En conclusion, il existe une relation de subordination – et ainsi une relation de travail – entre Uber et les livreurs Uber Eats.
Dans un deuxième temps, il convient de déterminer si la relation entre Uber et les restaurateurs relève d’un contrat de location de services au sens de la LSE comme l’a retenu la Cour de justice.
L’art. 12 al. 1 LSE ne définit pas la location de services. Selon l’art. 26 al. 1 de l’Ordonnance sur le service de l’emploi et et la location de services (OSE), est réputé bailleur de services celui qui loue les services d’un travailleur à une entreprise locataire en abandonnant à celle-ci l’essentiel de ses pouvoirs de direction à l’égard du travailleur. Il s’agit d’une caractéristique centrale de la location de services. D’autres critères, tels que l’intégration du travailleur dans l’organisation de travail de l’entreprise locataire, l’utilisation par le travailleur du matériel de l’entreprise locataire ou le transfert du risque de l’exécution à l’entreprise locataire, peuvent aussi être pris en compte (art. 26 al. 2 OSE).
S’agissant des plateformes numériques de travail (telles qu’Uber Eats), la société gérant la plateforme (telle qu’Uber CH) peut agir comme bailleresse en employant directement des prestataires (tels que les livreurs). Ceux-ci exécutent alors une prestation auprès d’une entreprise locataire (telle que les restaurateurs). Il convient d’examiner si une telle constellation est présente en l’espèce.
Premièrement, les restaurateurs font appel à la plateforme Uber Eats avant tout pour la livraison de leurs plats par les livreurs engagés par Uber. Il s’agit donc d’une prestation caractéristique précise et de très courte durée, ce qui ne plaide pas pour une location de services.
Deuxièmement, le critère décisif du transfert du pouvoir de direction au sens de l’art. 26 al. 1 OSE n’est pas rempli, même partiellement. Selon le Tribunal fédéral, le simple fait qu’Uber transmette certaines consignes des restaurateurs aux livreurs ne suffit pas pour retenir une situation de location de services. D’ailleurs, ces consignes ne concernent pas la livraison elle-même. Aussi, la possibilité pour les restaurateurs de noter les livreurs n’est pas un indice de transfert du pouvoir de direction. La notation constitue plutôt un système indirect de contrôle d’Uber.
Troisièmement, l’activité du livreur consiste à aller chercher un plat chez le restaurateur, puis le livrer au client. Cette activité n’implique aucune forme d’intégration dans l’organisation du restaurant.
Enfin, à l’exception des contenants des plats à livrer, les livreurs Uber Eats n’utilisent aucun matériel ou appareil du restaurateur. Pour la mission de livraison, les livreurs disposent de leur propre véhicule.
En conclusion, la relation entre Uber et les restaurateurs ne relève pas de la location de services. La LSE n’est donc pas applicable, de sorte qu’Uber n’a pas l’obligation de se conformer aux exigences y relatives (p.ex. obtention d’une autorisation, inscription de la succursale au registre du commerce).
Partant, le Tribunal fédéral admet le recours d’Uber CH.
Note
Ces dernières années, la question de la qualification des rapports juridiques entre les plateformes numériques de travail et leurs prestataires a fait l’objet de vives discussions, tant au niveau national qu’européen.
La doctrine suisse a relevé l’existence de certains critères typiques de ces rapports (cf. Bassem Zein, Travail pour les plateformes: quelles relations contractuelles?, PJA 2018 p. 711 ss ; Aurélien Witzig, L’ubérisation du monde du travail, RDS 135/2016 I p. 457 ss) :
- Souplesse temporelle, spatiale et organisationnelle : possibilité de s’inscrire sur la plateforme et de la quitter sans grandes formalités et d’aménager la quantité et le moment de travail, voire le lieu
- Absence de locaux et de matériel
- Transfert de l’évaluation du travailleur de la société gérant la plateforme au client
Au niveau européen, la Commission de l’UE a proposé d’établir cinq critères dont deux doivent être remplis afin de retenir une présomption légale de relation de travail (cf. Proposition de directive relative à l’amélioration des conditions de travail dans le cadre du travail via une plateforme):
- Détermination du niveau de rémunération
- Règles impératives spécifiques en matière d’apparence, de conduite à l’égard du destinataire ou d’exécution de travail
- Supervision et vérification de la qualité des résultats du travail
- Limitation, notamment au moyen de sanctions, de la liberté d’organiser le travail
- Limitation de la possibilité de se constituer une clientèle ou d’exécuter un travail pour un tiers
Relevant une certaine tendance de systématiser ces rapports juridiques, le Tribunal fédéral a toutefois suivi la doctrine majoritaire (cf. Sarah Nathalie Halpérin / Clara Wack, Location de services et plateformes digitales, application au modèle Uber Eats, Jusletter du 6 avril 2020 ; Julien Billarant, Pour une approche nouvelle du rapport de subordination en droit privé suisse du travail, thèse, 2019), insistant sur la nécessité d’examiner les relations et les circonstances concrètes de chaque plateforme.
C’est ainsi que dans l’arrêt résumé ci-dessus, le Tribunal fédéral analyse les fonctionnalités spécifiques de la plateforme Uber Eats et parvient à la conclusion qu’elles plaident en faveur d’un rapport de subordination entre Uber et ses livreurs.
Par ailleurs, dans son arrêt, relevons que le Tribunal fédéral se réfère uniquement de manière générale au groupe “Uber”, sans distinguer les différentes entités du groupe (Uber CH et Uber Portier). En effet, ces distinctions ne sont pas pertinentes, dans la mesure où il ne s’agit pas d’une situation de location de services. Les obligations imposées à Uber CH par l’Office cantonal de l’emploi relevant de la LSE sont donc infondées, de sorte que le Tribunal fédéral n’a pas besoin d’examiner qui, de Uber CH ou Uber Portier est lié contractuellement aux livreurs et aux restaurateurs.
L’arrêt du Tribunal fédéral concernant les chauffeurs Uber rendu le même jour (TF, 30.05.2022, 2C_34/2021) fera l’objet d’un prochain résumé.
Proposition de citation : Ariane Legler, Le service de livraison Uber Eats relève-t-il de la location de services ?, in: https://lawinside.ch/1208/