100 ans après : la violation du droit d’être entendu ne fonde plus d’intérêt à recourir

TF, 19.05.2025, 6B_432/2024

Lorsqu’un recourant invoque une violation du droit d’être entendu sans prendre de conclusions sur le fond du litige, il doit démontrer que la violation en question a impacté matériellement la décision attaquée. Si ces conditions ne sont pas remplies, le recourant ne dispose d’aucun intérêt à recourir, y compris lorsque l’autorité inférieure a effectivement violé son droit d’être entendu.

Faits

Une personne est prévenue d’homicide par négligence et de violation grave qualifiée des règles de la circulation routière. Par jugement du 9 novembre 2023, la personne est reconnue coupable par le Tribunal de police de l’arrondissement de La Côte et condamnée à une peine pécuniaire assortie du sursis et à une amende. Additionnellement, elle est condamnée à payer 25’000 fr., intérêts en sus, à titre de tort moral à un proche de la victime.

La prévenue forme un appel à la Cour d’appel pénale du Tribunal cantonal vaudois. Durant le procès en appel, le proche de la victime décède. Le 27 mars 2024, son successeur indique qu’il poursuit la procédure et prend des conclusions sur l’appel. Le 28 mars 2024, l’appelante sollicite l’octroi d’un délai pour se déterminer. Le 2 avril 2024, la cour cantonale statue à huis clos. Le 5 avril 2024, la cour cantonale refuse d’ordonner un second échange de mémoires. Le 8 avril 2024, l’appelante fait valoir qu’elle doit pouvoir se déterminer sur le sort des conclusions en réparation du tort moral prises par le successeur. Le 12 avril 2024, la cour cantonale impartit au successeur un délai au 2 mai 2024 pour prendre position sur les déterminations de l’appelante du 8 avril. Le successeur se détermine le 2 mai 2024. Le jugement motivé a été envoyé, quant à lui, par pli aux parties le 25 avril 2024. Il confirme le jugement de première instance.

L’appelante forme un recours en matière pénale au Tribunal fédéral en concluant uniquement à l’annulation du jugement et au renvoi de la cause pour nouvelle décision. Le Tribunal fédéral doit déterminer si la cour cantonale a violé le droit d’être entendu (art. 29 al. 2 Cst.) du recourant, respectivement déterminer les conséquences d’une éventuelle violation du droit d’être entendu en l’absence de conclusions sur le fond du litige.

Droit

Selon l’art. 29 al. 2 Cst., les parties ont le droit d’être entendues. Le droit d’être entendu comprend notamment le droit de prendre connaissance de toute argumentation présentée au tribunal et de se déterminer à son propos, que celle-ci contienne ou non de nouveaux éléments de fait ou de droit, et qu’elle soit ou non concrètement susceptible d’influer sur le jugement à rendre. Il appartient aux parties, et non au juge, de décider si une prise de position ou une pièce nouvellement versée au dossier contient des éléments déterminants qui appellent des observations de leur part. Toute prise de position ou pièce nouvelle versée au dossier doit dès lors être communiquée aux parties pour leur permettre de décider si elles veulent ou non faire usage de leur faculté de se déterminer.

En l’espèce, la cour cantonale a statué le 2 avril 2024, soit avant même d’avoir statué sur la demande de la recourante de pouvoir se déterminer sur les conclusions du successeur. La cour n’a pas non plus transmis les déterminations du successeur des 27 mars 2024 et 2 mai 2024 à la recourante. Cette dernière ne les a reçues qu’à titre confraternel. La cour aurait dû transmettre les déterminations du successeur à la recourante, et le cas échéant lui fixer un délai pour déposer d’éventuelles observations. Ce faisant, la cour a violé le droit à la réplique, comme composante du droit d’être entendu, de la recourante.

Le droit d’être entendu est une garantie constitutionnelle formelle, dont la violation entraîne en principe l’annulation de la décision attaquée, indépendamment des chances de succès du recours sur le fond. Le droit d’être entendu n’est toutefois pas une fin en soi. Il constitue un moyen d’éviter qu’une procédure judiciaire ne débouche sur un jugement vicié en raison de la violation du droit des parties de participer à la procédure, notamment à l’administration des preuves. Lorsqu’on ne voit pas quelle influence la violation du droit d’être entendu a pu avoir sur la procédure, il n’y a pas lieu d’annuler la décision attaquée. Selon le Tribunal fédéral, le recourant qui se contente de dénoncer une violation de son droit d’être entendu sans contester le fond de la décision n’a pas d’intérêt à recourir.

En l’espèce, dès lors que la recourante dénonce uniquement une violation de son droit d’être entendue, sans contester le fond du jugement entrepris, son recours est irrecevable.

Partant, le Tribunal fédéral déclare le recours irrecevable.

Note

La jurisprudence historique du Tribunal fédéral a consacré très tôt le principe selon lequel la violation d’un droit de procédure suffisait à fonder un intérêt à recourir, indépendamment de l’existence d’un intérêt matériel à l’issue du litige (dès l’ATF 53 I 107, c. 2 : « Dès l’instant que les recourants allèguent la violation de formalités essentielles de procédure, l’on ne saurait exiger d’eux qu’ils rapportent la preuve d’un intérêt matériel à l’issue du litige »).

La pratique actuelle des autorités judiciaires fédérales est plus différentiée. Bien qu’elle ne soit pas parfaitement uniforme, elle peut, à notre sens, être synthétisée comme suit :

  • En cas de violation du droit d’être entendu ou de l’une de ses composantes, la violation en question peut en principe être guérie par l’instance judiciaire supérieure. Exceptionnellement, la décision peut être annulée indépendamment de sa légalité matérielle.
  • En cas de violation d’une norme ordinaire de procédure qui ne concrétise pas une composante du droit d’être entendu, la jurisprudence exige un lien de causalité entre la violation de la norme en question et un résultat matériel défavorable pour l’administré.
  • Cette dernière approche « conséquentialiste » est tendanciellement également appliquée aux violations du droit d’être entendu.

Le présent arrêt est à, notre sens, particulièrement critiquable. Non seulement, il contredit directement la jurisprudence historique du Tribunal fédéral, mais surtout, il pose une restriction additionnelle à la protection judiciaire du droit d’être entendu. Désormais, une violation du droit d’être entendu est insuffisante à fonder un intérêt à recourir à moins que le recourant puisse démontrer qu’elle impacte matériellement la décision ou qu’il invoque additionnellement un grief matériel. In fine, le Tribunal fédéral retient que la violation du droit fondamental d’être entendu ne suffit pas à fonder un intérêt à recourir.

L’affaiblissement progressif de la protection judiciaire des droits de procédure trouve, à notre sens, son origine dans la rigidité du principe jurisprudentiel de l’annulation des décisions prises en violation du droit d’être entendu. Il est en effet certain qu’une solution aussi schématique s’avérerait fréquemment excessive pour l’administration et parfois inutile pour le justiciable (on pensera à l’annulation, pour vice de forme, d’une décision négative sur une requête de l’administré). Pour autant, la réaction jurisprudentielle consistant à renoncer systématiquement à sanctionner les violations du droit d’être entendu est tout autant critiquable. En effet, le droit d’être entendu octroie à la fois des prérogatives subjectives aux justiciables (argumenter en fait et en droit, accéder au dossier, etc.), mais impose également des obligations objectives aux autorités étatiques. Ces dernières doivent, de manière générale, adopter une pratique procédurale permettant systématiquement de respecter les droits procéduraux des justiciables. En d’autres termes, l’art. 29 Cst. sert tant à protéger les justiciables qu’à discipliner les autorités étatiques. En renonçant systématiquement à sanctionner les violations des droits de procédure, les tribunaux faillissent à l’accomplissement de l’une de leurs tâches essentielles, à savoir assurer la constitutionnalité et la légalité de l’action étatique.

L’état de la jurisprudence est d’autant plus critiquable qu’un traitement plus mesuré des griefs formels serait, à notre sens, tout à fait envisageable. Une hypothèse, à notre sens convaincante, consisterait à recourir systématiquement à l’usage de la décision constatatoire. Ainsi, en cas de violation du droit d’être entendu, le tribunal se devrait de constater cette violation dans le dispositif de l’arrêt. Cette constatation pourrait être accompagnée de l’octroi de dépens en cas de violation particulièrement grave du droit d’être entendu. Cette solution à le mérite d’accorder au justiciable une satisfaction équitable, sans toutefois paralyser, de manière intempestive, le droit matériel.

Proposition de citation : Simon Pfefferlé, 100 ans après : la violation du droit d’être entendu ne fonde plus d’intérêt à recourir, in: https://lawinside.ch/1608/