L’indemnité équitable en cas de versement anticipé d’un avoir de prévoyance professionnel (art. 124e al. 1 CC)
Lorsqu’un cas de prévoyance survient, par exemple si un époux a déjà atteint l’âge de la retraite, l’avoir d’un versement anticipé quitte le domaine de la prévoyance professionnelle. Il ne peut donc plus être partagé par moitié selon l’art. 123 CC. En cas de divorce sous le régime de la séparation des biens, cet avoir ne peut pas non plus être pris en compte lors de la dissolution du régime matrimonial ; il donne alors droit à une indemnité équitable au sens de l’art. 124e al. 1 CC.
Faits
Un couple se marie en 1998 sous le régime de la séparation des biens. Le mari atteint l’âge de la retraite en 2018. En 2020, il dépose une demande de divorce auprès du Zivilgericht du district de la Singine ; en 2022, le Zivilgericht prononce le divorce. Le jugement intime au mari de verser une contribution d’entretien de CHF 1’300 ; de plus, son ex-épouse a droit à une partie de la rente LPP qu’il touche, à hauteur de CHF 392.80.
L’ex-épouse forme appel contre le jugement auprès du Tribunal cantonal de Fribourg. Elle réclame en particulier que son ex-mari lui verse CHF 112’801.10 à titre de prévoyance professionnelle à partager ; ce montant correspond à la moitié d’un versement anticipé pour l’encouragement à la propriété du logement que son mari a touché en 2003. Le Tribunal cantonal de Fribourg admet l’appel de l’ex-épouse.
L’ex-époux forme alors recours en matière civile au Tribunal fédéral, qui est amené à se prononcer sur la prise en compte du versement anticipé pour le partage de la prévoyance professionnelle, alors qu’un cas de prévoyance est déjà survenu.
Droit
Il s’agit de déterminer comment traiter le versement anticipé que l’ex-époux a touché pendant le mariage (retrait partiel de l’avoir de prévoyance pour acquérir un logement). L’art. 123 CC indique que les prestations de sortie acquises, y compris les versements anticipés, sont partagées par moitié. Néanmoins, l’art. 123 CC n’est pas applicable en l’espèce, puisque l’ex-époux a atteint l’âge de la retraite avant le divorce, ce qui a généré un cas de prévoyance et permis à l’ex-époux de percevoir une rente vieillesse quatre ans avant le divorce. L’ex-époux allègue par ailleurs que le versement anticipé a quitté le domaine de la prévoyance professionnelle dès le moment où il a perçu sa rente LPP. Il aurait fallu plutôt traiter cet avoir lors de la dissolution du régime matrimonial ; or, à défaut d’avoir fait valoir son droit au sein de cette procédure, l’ex-épouse ne pourrait désormais plus réclamer la moitié du versement anticipé.
L’art. 124e CC règle le cas où, en cas de divorce, un partage de la prévoyance professionnelle est impossible. La disposition prévoit alors que le conjoint débiteur est redevable au conjoint créancier d’une prestation en capital ou d’une rente. Selon le Message du Conseil fédéral, un tel cas d’impossibilité se présente lorsqu’un versement anticipé a été obtenu en vue d’acquérir un logement, mais que dans l’intervalle, un cas de prévoyance vieillesse est survenu (FF 2013 4341, p. 4374).
Sur le principe, la survenance d’un cas de prévoyance vieillesse rompt le lien entre le versement anticipé et le droit de la prévoyance : l’avoir fait alors partie de la fortune du preneur de prévoyance (cf. art. 30e al. 3 let. a et b LPP). Cela dit, en l’espèce, les époux étaient mariés sous le régime de la séparation des biens, si bien que l’avoir en question ne pouvait être partagé lors de la dissolution du régime matrimonial. En conséquence, et dans cette constellation bien précise, le versement anticipé donne droit à une indemnité équitable au sens de l’art. 124e CC. Cela s’explique par le fait que l’ex-épouse perçoit une rente LPP moins élevée que prévu, car des avoirs ont été sortis du capital épargne.
Pour fixer l’indemnité de l’art. 124e CC, il faut dans un premier temps calculer quel montant supplémentaire aurait été généré à titre de rente si le versement anticipé n’avait pas quitté le domaine de la prévoyance professionnelle, autrement dit si le divorce était intervenu avant que le cas de prévoyance ne survienne. Ensuite, cette rente hypothétique doit ensuite être capitalisée sur la durée de vie probable de l’ex-époux, grâce aux tables de capitalisation. Enfin, la différence entre cette rente capitalisée et le montant nominal du versement anticipé correspond à l’avoir hypothétique qu’aurait généré le versement anticipé durant le mariage. Cette somme doit ensuite être partagée entre les deux époux par moitié, conformément à l’art. 124e al. 1 CC cum art. 123 al. 1 CC.
Encore faut-il établir à partir le moment exact à partir duquel il faut capitaliser le versement anticipé. La doctrine rejette l’idée que la capitalisation ait lieu dès l’introduction de la procédure de divorce : cela provoquerait de nombreux problèmes de rétroactivité, en particulier des remboursements de la part de la personne qui reçoit la rente. C’est pourquoi il convient de retenir l’entrée en force du jugement de divorce comme moment déterminant pour capitaliser la rente hypothétique.
Fort de ces constats, le Tribunal fédéral retient que c’est à bon droit que l’instance précédente a reconnu le droit de l’épouse à percevoir une indemnité équitable au sens de l’art. 124e CC. En revanche, l’instance précédente aurait dû prendre en compte le fait que plus de quatre ans se sont passés entre la survenance du cas de prévoyance et la dissolution du mariage ; il est nécessaire d’examiner, au moyen de la capitalisation, dans quelle mesure le versement anticipé a influencé les prestations de prévoyance durant cette période.
Partant, le Tribunal fédéral admet partiellement le recours et renvoie l’affaire au Tribunal cantonal pour nouvelle décision dans le sens des considérants.
Note
Les ex-époux étaient mariés sous le régime de la séparation de biens. Cela étant, le principe de la répartition équitable de l’avoir de prévoyance (art. 122 ss CC) s’applique quel que soit le régime matrimonial.
Par ailleurs, l’arrêt résumé ici examine également le partage de la rente vieillesse perçue par l’ex-époux. Lorsque l’un des époux perçoit une rente LPP au moment du divorce, l’art. 124a CC aménage au pouvoir d’appréciation concernant les modalités du partage de cette rente. En l’espèce, la méthode utilisée par le tribunal cantonal (détermination de l’avoir de prévoyance accumulé durant le mariage, partage de ce montant par moitié puis détermination de la rente correspondante) n’excède pas ce pouvoir d’appréciation, même si le tribunal cantonal n’a pas tenu compte du tableau relatif à la répartition de la rente LPP figurant dans le Message du Conseil fédéral.
Proposition de citation : Arnaud Lambelet, L’indemnité équitable en cas de versement anticipé d’un avoir de prévoyance professionnel (art. 124e al. 1 CC), in: https://lawinside.ch/1494/