L’exploitabilité en procédure civile d’un courriel envoyé par une employée à son avocat
L’employeur peut produire en procédure civile un courriel envoyé par une employée, depuis son adresse professionnelle, à son avocat, si le courriel n’était pas indiqué comme « privé » et si l’employeur ne l’a pas cherché précisément pour la procédure civile. Vu qu’il n’a pas été obtenu pour la procédure civile, et que l’employeur a le droit d’avoir accès aux courriels professionnels de l’employée, l’obtention du courriel n’est pas illicite et ce moyen de preuve est donc pleinement exploitable.
Faits
Une société fiduciaire engage une employée. L’actionnaire fondateur et l’employée entrent en litige concernant une commission de courtage. L’actionnaire prétend qu’il a droit à 40% de la commission, ce que l’employée conteste. En raison de ce litige, l’employée résilie tous les contrats conclus avec la société et l’actionnaire.
Devant les instances judiciaires zurichoises, l’actionnaire produit un courriel envoyé par l’employée à son avocat depuis l’adresse professionnelle de la société. Dans ce courriel, elle admet l’existence d’un accord avec l’actionnaire fondateur selon lequel l’actionnaire a droit à 40% des commissions.
Le Bezirksgericht de Horgen ne prend pas en considération ce moyen de preuve puisqu’il aurait été obtenu de manière illicite. En effet, l’actionnaire aurait eu accès à ce courriel grâce à l’aide d’un expert informatique qui a accédé à la boite e-mail de l’employée, boîte qui était protégée par un mot de passe. L’intérêt à la sphère privée de l’employée prévaudrait sur l’intérêt de l’actionnaire à la manifestation de la vérité (art. 152 al. 2 CPC).
Sur appel de l’actionnaire, l’Obergericht de Zurich renverse le jugement. Il relève que le courriel était dans un dossier professionnel, et non privé, de l’employé. Il n’était marqué ni comme personnel ni comme privé. Ce n’est qu’une fois que le courriel a été découvert que l’actionnaire s’est rendu compte de son caractère privé. Même s’il est plausible que l’actionnaire a activement cherché des moyens de preuve dans les courriels de l’employée, il est plus convaincant qu’il ait en réalité voulu garder une copie de la correspondance électronique professionnelle de l’employée après son départ de la fiduciaire.
Sur recours, le Tribunal fédéral est amené à préciser la notion de « moyens de preuve obtenus de manière illicite » au sens de l’art. 152 al. 2 CPC.
Droit
L’art. 152 al. 2 CPC prévoit que le tribunal ne prend en considération les moyens de preuve obtenus de manière illicite que si l’intérêt à la manifestation de la vérité est prépondérant.
La notion d’« obtention d’un moyen de preuve » nécessite deux conditions. Premièrement, l’obtention doit être un acte causal, tel qu’il entraîne la prise en considération de la preuve dans la procédure civile. Deuxièmement, l’acte doit être orienté vers ce résultat.
Selon le Tribunal fédéral, il découle de l’obligation de loyauté (art. 321a CO) que la société doit pouvoir avoir accès à la correspondance électronique professionnelle de l’employé, même après la fin des rapports de travail. Bien que la correspondance électronique professionnelle soit protégée par un mot de passe, il faut partir du principe que cette protection est destinée à empêcher l’accès par des personnes non autorisées, et non l’accès par l’employeur.
En l’espèce, la fiduciaire s’est fait remettre la correspondance électronique de l’ancienne employée dans l’intérêt de l’entreprise. C’est ensuite et en recherchant des preuves dans un dossier lié à l’entreprise que l’actionnaire est tombé par hasard sur le courriel litigieux. Ce n’est d’ailleurs qu’après avoir pris connaissance du courriel qu’il a pu reconnaître que celui-ci ne faisait pas partie de la correspondance professionnelle.
Ce cas se distingue ainsi de celui où l’employeur aurait accédé, à l’aide d’un expert informatique, aux courriels d’une employée déposés dans le dossier « privé » et protégé par un mot de passe dans le but d’utiliser ces moyens de preuve dans une procédure.
Partant, le Tribunal fédéral confirme que le courriel litigieux ne constitue pas un moyen de preuve obtenu de manière illicite.
Note
À notre connaissance, cet arrêt est le premier à consacrer cette conception restrictive de la notion d’« obtention d’un moyen de preuve » au sens de l’art. 152 al. 2 CPC.
Cela peut s’expliquer par le fait que cet arrêt a été rendu par trois juges, dont le Juge fédéral Yves Rüedi, qui siège depuis le 1er janvier 2020 à la 1ère Cour de droit civil. Or le Juge fédéral Rüedi a consacré sa thèse précisément à cette problématique (Rüedi Yves, Materiell rechtswidrig beschaffte Beweismittel im Zivilprozess, Zurich/Saint-Gall 2009).
Dans cet arrêt, le Tribunal fédéral reprend l’approche défendue par Rüedi dans sa thèse en le citant (il s’appuie également sur un autre auteur : Leu Christian, in: ZPO, Schweizerische Zivilprozessordnung, Brunner et al. [édit..], 2e éd. 2016, art. 152 CPC N 75. Cf. ég. BSK ZPO-Guyan, Art. 152 N 10 qui approuve cette approche en citant Rüedi). Même si cette approche semble largement approuvée en doctrine, le Tribunal fédéral ne mentionne pas la doctrine qui critique cette conception restrictive (cf. en particulier Guhl Caroline, Trotz rechtswidrig beschaffter Beweise zu einem gerechten Straf- und Zivilurteil, Zurich 2018, N 172 ss).
Cet arrêt mérite probablement de plus longs développements sur cette conception – qui nous semble restrictive – de la notion d’« obtention d’un moyen de preuve » au sens de l’art. 152 al. 2 CPC. Nous soulignons ci-dessous uniquement deux points, l’un théorique, l’autre pratique.
D’un point de vue dogmatique, cette jurisprudence semble créer une malheureuse distinction entre la preuve « illicite » en droit pénal (conception large, cf. not. LawInside.ch/998) et celle en droit civil (conception restreinte).
D’un point de vue pratique, cet arrêt retient que l’employeur a le droit d’avoir accès à tous les courriels professionnels de l’employé, même si celle-ci est protégée par mot de passe et après le départ de l’employé. L’employeur diligent pourrait rappeler aux employés, dans un règlement interne, qu’il dispose de ce droit, voire à quelles conditions il désire l’utiliser (cf. ég. Guisan Alexandre/Hirsch Célian, La surveillance secrète de l’employé, RSJ 2019 707). Pour sa part, l’employé devrait bien veiller à déposer ses courriels privés dans un dossier « privé » et/ou de les étiqueter comme « privé » (ce qu’Outlook permet expressément de faire). À défaut, l’employeur pourrait y avoir accès et les utiliser en procédure civile en toute licéité.
Proposition de citation : Célian Hirsch, L’exploitabilité en procédure civile d’un courriel envoyé par une employée à son avocat, in: https://lawinside.ch/1090/