Le for du lieu de la prestation caractéristique en présence de plusieurs prestations non-monétaires

ATF 145 III 190 | TF, 13.03.2019, 4A_444/2018*

En présence de plusieurs prestations contractuelles caractéristiques, les tribunaux des différents lieux d’exécution de ces prestations sont en principe compétents à raison du lieu pour statuer sur les actions découlant du contrat. Il n’est pas utile de rechercher avec quel lieu le contrat a les liens les plus étroits. Le Tribunal fédéral ne tranche pas si en présence de tels fors multiples, il convient d’agir exclusivement au for de la prestation litigieuse .

 Faits

Une société construit une station-service dans le canton de Berne. Elle confie la direction des travaux et d’autres tâches à une entreprise spécialisée en la matière.

Pendant les travaux, un incendie se déclare sur le site. Or, aucune assurance immobilière n’a été conclue pour les travaux en cours.

Le maître d’ouvrage agit en responsabilité contre la société chargée de la direction des travaux auprès du Tribunal de commerce du canton de Berne, au motif que la conclusion d’une assurance immobilière aurait incombé à la défenderesse.

Sur demande de la défenderesse, le Tribunal de commerce limite la procédure (art. 125 CPC) à la question du for. Par décision incidente (art. 237 CPC), il se déclare compétent à raison du lieu et entre en matière sur le fond.

La société chargée de la direction des travaux forme recours auprès du Tribunal fédéral contre cette décision incidente. Le Tribunal fédéral est ainsi appelé à préciser la notion de « lieu de la prestation caractéristique » au sens de l’art. 31 CPC.

Droit

Aux termes de l’art. 31 CPC, parmi d’autres, le tribunal du lieu où la prestation caractéristique doit être exécutée est compétent pour statuer sur les actions découlant d’un contrat. En présence d’un élément d’extranéité, l’art. 113 LDIP prévoit un régime similaire. L’art. 117 LDIP relatif au droit applicable précise quelle est la prestation caractéristique dans un certain nombre de contrats. Dans le mandat, le contrat d’entreprise et d’autres contrats de prestation de service, il s’agit de la prestation de service (art. 117 al. 3 let. c LDIP). La notion de prestation caractéristique est la même à l’art. 31 CPC.

Les auteurs sont partagés quant à la compétence ratione loci en présence de plusieurs prestations non-monétaires qui pourraient toutes être considérées comme « caractéristiques » au sens de ces dispositions. La doctrine majoritaire propose de reconnaître dans ce cas plusieurs fors du lieu de la prestation caractéristique. Certains auteurs considèrent au contraire qu’il convient de renoncer au for du lieu de la prestation caractéristique dans une telle situation, afin d’éviter une multiplication des tribunaux compétents à raison du lieu.

Dans le cas d’espèce, le Tribunal de commerce bernois a retenu que l’art. 31 CPC trouvait application également en présence de plusieurs prestations caractéristiques. La lettre de la loi, bien qu’elle mentionne « la prestation caractéristique » (au singulier), n’exclut pas cette interprétation. Le Message relatif à l’art. 113 LDIP admet d’ailleurs expressément la possibilité de fors multiples dans ce contexte (FF 2009 1497, 1547). Si le Message relatif au CPC relève que « le contrat ne présente en général qu’une prestation de ce genre » (FF 2006 6841, 6883), ceci n’exclut pas d’éventuelles exceptions. Au demeurant, renoncer au for du lieu de l’exécution en présence de plusieurs prestations (potentiellement) caractéristiques paraît peu opportun en pratique. En effet, il conviendrait alors de trancher s’il existe une ou plusieurs prestations caractéristiques pour déterminer la compétence à raison du lieu, ce qui n’est pas souhaitable du point de vue de la sécurité juridique.

La recourante fait valoir qu’en présence de plusieurs prestations caractéristiques, le for se situerait au lieu avec lequel le contrat présente les liens les plus étroits, par analogie avec le régime de l’art. 117 LDIP pour la détermination du droit applicable. On ne saurait suivre ce raisonnement. En effet, le but du régime de l’art. 117 LDIP est d’éviter que des droits différents régissent les divers aspects du contrat. Aucune problématique similaire ne se présente en matière de compétence ratione loci. En effet, le tribunal compétent pourra trancher les litiges relatifs à l’ensemble du contrat. L’art. 31 CPC et l’art. 113 LDIP prévoient d’ailleurs plusieurs fors alternatifs (for du lieu de la prestation caractéristique ou for du domicile/du siège du défendeur).

Partant, c’est à bon droit que l’instance précédente a admis l’applicabilité du for du lieu de la prestation caractéristique, nonobstant l’existence (potentielle) de plusieurs prestations caractéristiques.

La recourante fait encore valoir que dans une telle constellation, il conviendrait d’agir devant le tribunal du lieu de la prestation litigieuse, par analogie avec le régime de la Convention de Lugano (art. 5 al. 1 CL). Certains auteurs argumentent en effet en ce sens. Cela étant, l’obligation litigieuse in casu (soit l’obligation de conclure une assurance immobilière) fait partie de la direction des travaux, exécutée dans le canton de Berne. En tout état, le for de l’obligation litigieuse se situe dès lors dans le canton de Berne, où la demanderesse a agi. Le Tribunal fédéral laisse dès lors la question ouverte.

Partant, le Tribunal fédéral rejette le recours.

Proposition de citation : Emilie Jacot-Guillarmod, Le for du lieu de la prestation caractéristique en présence de plusieurs prestations non-monétaires, in: https://lawinside.ch/749/