Le père biologique peut-il faire constater sa paternité en présence du père juridique?
ATF 144 III 1| TF, 18.12.2017, 5A_332/2017*
En cas d’inaction du père juridique marié à la mère de l’enfant, le père biologique ne dispose d’aucun moyen pour faire constater juridiquement son lien de filiation. Cette situation ne porte pas atteinte à sa personnalité, ni en ce qui concerne l’absence d’une action lui permettant de contester la présomption de paternité du mari (art. 256 al. 1 CC), ni en ce qui concerne le fait que celui-ci refuse de contester sa paternité.
Faits
Une mère accouche d’un enfant. En vertu de la présomption de paternité qui vaut pendant le mariage, son époux est inscrit à l’état civil comme étant le père juridique de l’enfant. Il est toutefois incontesté que le père biologique est un tiers.
Ce tiers demande aux époux de faire reconnaître qu’il est le père biologique de l’enfant, ce qu’ils refusent. Le père biologique intente alors une action contre les conjoints tendant à faire constater que l’inaction des époux concernant la paternité de l’enfant porte atteinte à sa personnalité. Il demande en outre, d’une part, que l’époux de la mère soit condamné à contester sa paternité juridique et, d’autre part, que sa paternité soit constatée.
Les deux instances cantonales rejettent cette demande. Le père biologique forme alors un recours en matière civile au Tribunal fédéral, lequel doit trancher la question de savoir si le père biologique d’un enfant a le droit de faire reconnaître sa paternité lorsque, au moment de la naissance de l’enfant, la mère est mariée à un autre homme qui refuse de contester sa paternité.
Droit
Le lien de filiation entre l’enfant et la mère est déterminé par la naissance (art. 252 al. 1 CC ; principe mater semper certa). S’agissant du lien de filiation avec le père, il peut être établi par jugement (art. 261 CC, action en paternité), par reconnaissance (art. 260 CC) ou par la présomption qui s’applique aux enfants nés pendant le mariage (art. 255 CC). En l’espèce, le lien juridique entre l’époux et l’enfant est fondé sur cette dernière hypothèse.
L’art. 256 al. 1 CC dispose que la présomption de paternité peut être attaquée devant le juge par le mari ou, à des conditions plus restrictives, par l’enfant. La mère ou le père biologique ne disposent en revanche pas de la légitimité pour agir en contestation de la présomption. Cette règle mentionne exhaustivement les personnes ayant la légitimité active, son but étant la protection du mariage et de la vie familiale.
De même, le père biologique ne saurait reconnaître l’enfant, cette démarche n’étant possible que lorsque le rapport de filiation existe seulement avec la mère (art. 260 al. 1 CC).
Ainsi, de par la loi, le père biologique ne dispose d’aucun moyen pour fonder juridiquement un lien de filiation avec l’enfant.
Reste à examiner si un tel moyen peut dériver du droit de l’enfant à connaître ses origines en tant que droit de sa personnalité ou d’une éventuelle atteinte à la personnalité du père biologique.
En ce qui concerne le premier aspect, le Tribunal fédéral considère que, in casu, il ne s’agit pas d’une prétention de l’enfant en violation de sa personnalité, mais d’une prétention du père, si bien qu’on ne saurait fonder un droit d’action de ce dernier du fait de la protection de la personnalité de l’enfant.
S’agissant du grief de violation de la personnalité du père biologique, le Tribunal fédéral commence par rappeler que celui qui subit une atteinte illicite à sa personnalité peut agir en justice pour sa protection contre toute personne qui y participe (art. 28 CC). En l’espèce, la loi énonce sans aucune ambiguïté les personnes légitimées à agir en contestation de paternité. Dès lors que les normes juridiques constituent un tout cohérent et que le législateur ne saurait être considéré comme une personne pouvant porter atteinte à la personnalité d’une personne, l’absence de droit d’action du père biologique ne constitue pas une violation de sa personnalité.
Le fait que l’époux ait refusé de contester le lien de filiation ne constitue pas non plus une violation de la personnalité du père biologique, ce dernier n’ayant aucun droit à faire constater juridiquement son lien avec l’enfant dans ces circonstances. L’époux est libre dans ce choix et l’obliger à agir constituerait au contraire une violation de sa personnalité.
Enfin, toujours sous l’angle de la protection de la personnalité, le Tribunal fédéral examine si le droit du père biologique à connaître sa descendance a un quelconque impact en l’espèce. Dans ce contexte, il mentionne les aspects suivants :
Premièrement, le droit à connaître sa descendance ne peut en tout cas pas s’appliquer quand l’identité du père biologique est connue. Si elle n’est pas connue, alors le père biologique potentiel pourrait éventuellement avoir un tel droit, dont les contours demeurent toutefois flous (p. ex. droit limité à un examen génétique ?).
Deuxièmement, si un tel droit à connaître sa descendance devait effectivement exister, il ne sera jamais aussi fort et important que celui de l’enfant à connaître son ascendance. Il s’agit là de connaître ses origines et son identité, ce qui constitue le noyau dur de l’identité d’une personne.
Troisièmement, le Tribunal fédéral observe que la mise en œuvre d’un droit à connaître ses potentiels descendants pourrait porter atteinte aux droits de la personnalité d’autres personnes, notamment de l’enfant mais aussi de la mère et du père juridique.
En l’espèce, le Tribunal fédéral estime qu’il n’a pas à trancher les questions liées aux aspects qui précèdent, celles-ci étant plutôt du ressort du législateur que des tribunaux. De plus, l’identité du père biologique de l’enfant est incontestée dans le cas particulier, de sorte qu’aucun autre aspect ne doit être clarifié pour trancher le présent litige.
Le Tribunal fédéral parvient à la conclusion que le père biologique n’a aucun droit à fonder sa paternité à l’égard de l’enfant, et ne dispose donc d’aucune action à cette fin. Sa personnalité n’est lésée ni du fait de l’absence de cette action, ni du fait de l’inaction de l’époux, père juridique de l’enfant.
Le recours est ainsi rejeté.
Note
Vu la teneur du texte légal et la volonté historique du législateur (assurer la protection du mariage et la paix familiale), le Tribunal fédéral n’avait d’autre choix que de rejeter le recours en l’espèce. C’est d’ailleurs ce qu’il laisse entendre dans plusieurs passages de l’arrêt, par lesquelles le Tribunal fédéral semble suggérer au législateur d’agir si une volonté politique en ce sens existe.
Il est également intéressant de noter qu’un père peut, selon les circonstances, avoir un droit à connaître sa descendance, ce qui toutefois, d’après cette arrêt, se limiterait à lui permettre de clarifier s’il possède un tel lien biologique avec l’enfant.
A noter enfin que dans des cas qui concernaient des pères non mariés avec la mère de l’enfant, la Cour européenne des droits de l’homme a considéré (i) qu’il n’y a entre les Etats membres pas de consensus sur la question de savoir s’il existe un droit à contester la paternité juridique d’un tiers afin de faire ensuite constater sa propre paternité avec l’enfant, si bien que cela ressort de la marge d’appréciation de chaque Etat ; et (ii) que l’art. 8 CEDH ne fonde pas de droit à faire constater sa paternité avec l’enfant sans que la paternité existante soit contestée (arrêts CourEDH No. 23338/09 Kautzor contre Deutschland du 22 mars 2012 §§ 37 ss et No. 45071/09 Ahrens contre Deutschland du 22 mars 2012 §§ 27 ss).
Proposition de citation : Simone Schürch, Le père biologique peut-il faire constater sa paternité en présence du père juridique?, in: https://lawinside.ch/562/