L’application parallèle du droit suisse et du droit européen en matière de cartels dans le secteur aérien

TF, 26.11.2024, 2C_64/2023*

La participation à des réunions impliquant la fixation coordonnée de surtaxes sur le carburant en matière de fret aérien constitue un accord illicite sur les prix au sens de l’Accord sur le transport aérien conclu entre la Suisse et l’Union européenne. Lorsque les liaisons entre la Suisse et des pays tiers sont en cause, le droit suisse peut être appliqué parallèlement au droit européen afin de garantir l’effet utile du traité. 

Faits

En février 2006, sur dénonciation, le Secrétariat de la Commission de la concurrence (COMCO) ouvre une enquête visant quatorze entreprises sur des ententes relatives aux surtaxes dans le domaine du fret aérien. Celles-ci ont eu lieu entre 2000 et 2006. Le 8 novembre 2012, le secrétariat transmet aux entreprises concernées un projet de décision de sanction. Des auditions ont lieu devant la COMCO en septembre 2013.

Par décision du 2 décembre 2013, la COMCO confirme que plusieurs entreprises se sont entendues sur la fixation de suppléments carburant dans le fret aérien entre la Suisse et l’étranger. La COMCO estime que les accords en question constituent des accords illicites sur les prix. Onze entreprises sont sanctionnées sur les quatorze groupes concernés initialement, pour un montant de plus de CHF 11’000’000.

Le 2 décembre 2013, deux des sociétés, sanctionnées à payer un montant de CHF 1’509’233, forment recours contre cette décision devant le Tribunal administratif fédéral. Le 13 juin 2022, le Tribunal administratif fédéral admet partiellement le recours. Il confirme les accords illicites sur les prix, mais réduit le montant des sanctions infligées aux recourantes, après avoir réévalué leur degré de participation à l’entente et la durée de celle-ci.

Les deux entreprises saisissent alors le Tribunal fédéral, qui est chargé de déterminer si les autorités suisses étaient compétentes pour imposer ces sanctions et si les pratiques en cause constituaient des accords sur les prix violant le droit des cartels.

Droit

Le Tribunal fédéral commence par rappeler que la Suisse et l’Union européenne sont liées par un accord sur le transport aérien (ATA), qui vise à uniformiser certaines règles dans le domaine de l’aviation civile, notamment sur l’interdiction des pratiques anticoncurrentielles.

Conformément à l’art. 11 al. 1 ATA, l’Union européenne est compétente pour appliquer cet accord dans le cadre des liaisons aériennes entre la Suisse et les Etats membres de l’UE. Les autorités suisses sont quant à elles compétentes, selon l’art. 11 al. 2 ATA, pour appliquer le droit européen aux ententes illicites lorsqu’elles concernent des vols entre la Suisse et des pays tiers. Enfin, d’après l’art. 10 ATA, les accords illicites produisant des effets exclusivement en Suisse relèvent à la fois de la compétence des autorités suisses et du droit suisse.

En l’espèce, les concertations litigieuses concernaient des liaisons aériennes entre la Suisse et des pays tiers. La compétence des autorités suisses, fondée sur l’art. 11 al. 2 ATA, n’est donc pas contestée.

En revanche, c’est leur compétence en matière de sanctions qui est remise en cause. Les recourants soutiennent que les concertations ne pouvaient pas être sanctionnées pour la période concernée, car l’accord sur le transport aérien ne contenait alors aucune norme permettant d’infliger des amendes pécuniaires. En effet, ce n’est que le 1er février 2008 qu’une telle compétence a été introduite dans l’annexe de l’ATA, soit deux ans après la fin des pratiques anticoncurrentielles litigieuses.

En droit suisse, la faculté de sanctionner les restrictions illicites à la concurrence a été introduite avec l’entrée en vigueur de l’art. 49a LCart, le 1er avril 2004. Les recourants soutiennent néanmoins que cette disposition n’est pas applicable, dès lors que l’art. 11 al. 2 ATA ne prévoit que l’application du droit européen par les autorités suisses.

Le Tribunal fédéral souligne que le droit applicable à cette affaire dépend de la question de savoir si les art. 10 et 11 al. 2 ATA règlent la matière de manière exhaustive. Il rappelle que l’interprétation des traités internationaux est régie par les règles de la Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités (CVDT). Ces règles s’appliquent pour interpréter l’accord sur le transport aérien, même si l’Union européenne n’est pas partie à cette convention.

Selon l’art. 31 al. 1 CVDT, un traité doit être interprété en partant du sens ordinaire de ses dispositions. Le sens ordinaire doit être déterminé de bonne foi et à la lumière du contexte ainsi que de l’objet et du but du traité. L’interprétation doit garantir l’effet utile du traité, c’est-à-dire privilégier le sens qui permet de concrétiser l’objet et le but des obligations contractées.

L’art. 11 al. 2 ATA prévoit que les autorités suisses statuent conformément aux art. 8 et 9 ATA, sans exclure expressément l’application du droit suisse. Le Tribunal fédéral relève que les art. 10 et 11 ATA sont des règles de conflits de compétence, qui n’interdisent pas à la Suisse d’appliquer ses propres règles d’exécution, à condition qu’elles permettent d’assurer le respect du traité. Cette interprétation est conforme à l’objectif du traité, dont le but est d’harmoniser les règles du transport aérien civil, tout en laissant aux autorités suisses une compétence analogue à celle des Etats membres de l’UE vis-à-vis des pays tiers. Or, dans ce cadre, les Etats membres appliquent également leur droit national en parallèle du droit communautaire.

Ainsi, afin de garantir l’effet utile du traité, le Tribunal fédéral admet que le droit suisse peut être appliqué parallèlement au droit européen. La COMCO était donc compétente pour infliger les sanctions pécuniaires prévues à l’art. 49a LCart, dans la mesure où celles-ci permettent de faire respecter les interdictions énoncées dans le traité.

Après avoir tranché la question de la compétence, le Tribunal fédéral doit encore déterminer si les concertations litigieuses étaient contraires au traité. Aux termes de l’art. 8 al. 1 ATA – dont le contenu correspond en substance à l’art. 4 al. 1 LCart –, sont interdits tous les accords et pratiques concertées entre entreprises ayant pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser la concurrence en matière d’aviation civile. Parmi les pratiques visées figure notamment la fixation de prix d’achat ou de vente. Le Tribunal fédéral précise, en s’inspirant de l’interprétation donnée à l’art. 5 LCart, qu’une coordination structurée ou une participation informelle et durable à un système d’échanges peut suffire.

En l’espèce, l’instance précédente a établi que les entreprises recourantes avaient participé aux réunions d’un groupe de sociétés, dont l’objet était de traiter de problématiques liées au fret aérien. Elles y étaient d’abord représentées par un collaborateur jusqu’au 1er avril 2004, puis y ont pris part de manière indirecte par leur agent général de vente. Les procès-verbaux et les e-mails échangés dans le cadre de ces réunions contenaient des informations sur la modification des suppléments carburant ainsi que la non-commission de certaines surtaxes.

Selon le Tribunal fédéral, ces échanges d’informations coordonnés constituent des ententes horizontales sur les prix, prohibées par les art. 8 al. 1 ATA et 5 LCart. Il considère que, bien qu’indirecte, la participation des recourantes aux réunions et l’absence de prise de distance claire par rapport à celles-ci suffisent à établir une adhésion à ces concertations.

S’agissant du montant de la sanction, le Tribunal fédéral valide le taux de base fixé à 5 % du chiffre d’affaires. Il estime également justifiée l’augmentation du montant de base en raison de la durée des pratiques anticoncurrentielles. En revanche, il considère que la durée excessive de la procédure devant le Tribunal administratif fédéral – plus de huit ans – constitue une violation du principe de célérité (art. 29 al. 1 Cst et 6 par. 1 CEDH), justifiant une réduction de la sanction de 25 %. Le montant initial de CHF 1’509’233 est ainsi ramené à CHF 1’131’925.

Partant, le Tribunal fédéral admet très partiellement le recours et renvoie l’affaire à l’instance précédente pour qu’elle fixe les frais afférents à la procédure menée devant cette dernière.

Proposition de citation : Johann Melet, L’application parallèle du droit suisse et du droit européen en matière de cartels dans le secteur aérien, in: https://lawinside.ch/1571/