L’action en constatation négative en cas de forum running
ATF 144 III 175 | TF, 14.03.2018, 4A_417/2017*
Dans une cause internationale, la question de savoir si une partie a un intérêt à introduire une action en constatation négative est une question de nature procédurale de sorte qu’elle est soumise au droit applicable au for saisi par le litige (lex fori). Sauf abus de droit, l’intérêt d’une partie à introduire une action en constatation négative notamment en vue de conduire un procès dans un pays déterminé dans un cas de forum running peut être pris en compte.
Faits
Dans le cadre de l’introduction d’un système de distribution sélective, un groupe horloger suisse met fin à la collaboration avec certains distributeurs qui commercent, entre autre, des pièces de rechange pour les montres que ce groupe produit.
Un distributeur anglais somme le groupe de reprendre la livraison des pièces de rechange, à défaut de quoi il introduirait une action au Royaume-Uni pour violation du droit européen des cartels. Quelques semaines après, le groupe suisse dépose une action en constatation négative devant le tribunal de commerce bernois. L’action vise à faire constater que le groupe suisse n’a aucune obligation de continuer à fournir les pièces de rechange litigieuses, ni de verser une quelconque indemnité du fait de la fin de la relation qui liait le groupe au distributeur anglais.
Dix jours plus tard, le distributeur anglais ouvre action auprès de la High Court of Justice à Londres.
Limitant sa décision à la question de l’intérêt du groupe demandeur, la cour bernoise déclare la demande irrecevable au motif que le groupe ne disposait pas, en application de la lex fori, d’un intérêt suffisant à sa demande en constatation (Feststellungsinteresse).
Saisi par le groupe horloger, le Tribunal fédéral est amené à se pencher sur la question de l’intérêt d’une partie, dans une cause internationale, à ouvrir une action en constatation négative en Suisse, en s’assurant ainsi un for qui lui est favorable (forum running).
Droit
La première question à trancher par le Tribunal fédéral est celle de savoir si l’intérêt d’une partie à ouvrir une action en constatation est régi par la lex causae ou par la lex fori. Se référant à sa jurisprudence antérieure (ATF 136 III 523) et à celle de la Cour de justice de l’UE, le Tribunal fédéral retient à titre préalable que le droit européen ne règle que la compétence et la reconnaissance des décisions et ne prévoit en revanche rien en ce qui concerne l’intérêt qu’une partie doit avoir pour former une action en constatation.
Déterminer d’après quel droit il y a lieu de juger de l’intérêt à l’action en constatation d’une partie implique de déterminer la nature de celui-ci. Le groupe horloger fait grief à l’instance cantonale d’avoir contredit la jurisprudence fédérale rendue avant l’entrée en vigueur du CPC, dans laquelle il avait été retenu que le droit applicable au fond (lex causae) s’applique à la question de l’intérêt à l’action en constatation négative. En accord avec les avis doctrinaux en la matière, le Tribunal fédéral estime toutefois que depuis l’entrée en vigueur du CPC un tel intérêt d’une partie est une condition de l’action en justice, de nature procédurale, de sorte qu’il est régi par la loi du tribunal saisi (lex fori).
Le Tribunal fédéral doit donc déterminer si, à l’aune du droit suisse, le groupe horloger avait un intérêt suffisant à l’action en constatation introduite dans le canton de Berne.
Dans sa jurisprudence antérieure à l’entrée en vigueur du CPC (citée plus haut), le Tribunal fédéral retenait qu’une action en constatation négative n’était possible que lorsque le demandeur avait un intérêt majeur – de fait ou de droit – et digne de protection à faire constater l’objet de son action. Cela présuppose en particulier que la relation juridique entre les parties souffre de ne pas être claire et qu’il pourrait être mis fin à cette incertitude par une décision en constatation de la part du juge. Selon cette jurisprudence, l’intérêt de la partie intimée doit également être pris en considération. Celle-ci doit en effet faire face à un procès à un moment qui peut être désavantageux, voire prématurée pour elle, en particulier en ce qui concerne les preuves qu’elle doit fournir.
De l’avis du groupe horloger, cette jurisprudence viole l’équivalence postulée par la Convention de Lugano entre l’action en constatation négative et l’action en exécution, l’une ne devant pas être privilégiée à l’autre.
Le Tribunal fédéral confirme cette approche. Selon le droit européen, les deux actions ont le même objet, et le seul ordre de priorité qui existe entre elles est l’élément temporel, à savoir quel est le premier tribunal saisi de l’une ou de l’autre action (cf. art. 27 et 30 CL). Dans ce contexte, le groupe horloger estime à raison que si l’action en constatation négative était soumise à des conditions trop restrictives, cela reviendrait à violer le principe de l’« effet utile » du droit européen, d’après lequel les normes de ce droit devraient pouvoir atteindre le but qu’elles visent.
Ceci amène le Tribunal fédéral à déterminer si ce principe doit être pris en compte dans l’interprétation du droit national lorsque son application est propre à influencer l’effet visé par le droit européen. Bien que la jurisprudence ait déjà jugé que « [d]es règles de procédure suisses ne sont applicables que si elles ne portent pas atteinte à l’effet utile de la convention » (ATF 143 III 404 c. 5.2.1, résumé in : LawInside.ch/474), le Tribunal fédéral n’approfondi pas cette question. Il retient en effet que, de toute manière, dans le cas particulier, l’intérêt à l’action en constatation négative doit être reconnu en application du droit suisse.
Il motive sa conclusion comme suit. Une partie des conditions concernant l’intérêt à l’action en constatation développées par la jurisprudence antérieure à l’entrée en vigueur du CPC (incertitude concernant la relation juridique entre les parties (1) qui peut être résolue par un jugement en constatation (2)) demeurent applicables et sont manifestement réalisées en l’espèce. Aussi, l’incertitude doit paraître insupportable (unzumutbar) pour la partie demanderesse, ce qui présuppose que son action paraisse digne de protection.
Le Tribunal fédéral soutient son raisonnement en présentant une analogie avec les cas de poursuites abusives. Par cette jurisprudence (ATF 141 III 68), les conditions auxquelles une action en constatation de droit négative peut être introduite ont été assouplies. En particulier, le Tribunal fédéral retient que celui qui introduit des poursuites doit se voir imputer le fait qu’il est prêt à soutenir un procès au fond concernant la créance litigieuse. De la même manière, dans les cas de forum running, le créancier n’a pas encore entrepris de démarches judiciaires concrètes, mais il doit toutefois se voir imputer le fait qu’il est prêt à le faire à tout moment.
L’intérêt d’une partie à conduire un procès dans un pays déterminé peut être important notamment en raison de la langue, des coûts et de l’efficacité de la justice. Un tel intérêt à introduire dans une cause internationale une action en constatation négative dans un cas de forum running paraît par conséquent suffisant.
Le Tribunal fédéral rappel enfin que les cas d’abus de droit demeurent réservés. Il mentionne en particulier l’hypothèse dans laquelle une partie pourrait, à des fins dilatoires, introduire son action dans un Etat dont le système judiciaire est connu pour sa lenteur, empêchant ainsi toute autre action du créancier voulant faire valoir son droit dans un autre Etat.
Le groupe horloger ayant un intérêt suffisant à l’action en constatation négative en l’espèce, le Tribunal fédéral admet le recours et renvoie la cause à l’instance précédente pour qu’elle se penche sur sa compétence.
Note
Cet arrêt rappel de façon très didactique de nombreux principes en matière de droit international privé.
De façon convaincante, concernant la question du droit applicable à la question de l’intérêt à l’action en constatation, le Tribunal fédéral distingue entre l’intérêt à l’action en constatation positive et l’action en constatation de droit négative. Alors que cette dernière est régie par la lex fori, la première vise directement le droit matériel et est de ce fait régie par la lex causae.
A noter également que l’intérêt d’une partie à s’assurer un certain for dans une cause internationale est beaucoup moins important dans une cause nationale, ce qui justifie que dans cette dernière hypothèse les conditions de l’action en constatation de droit négative sont plus restrictives. Celles-ci ne sont toutefois pas traitées spécifiquement par le présent arrêt.
Proposition de citation : Simone Schürch, L’action en constatation négative en cas de forum running, in: https://lawinside.ch/595/
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