La protection des doubles nationaux par les traités de protection des investissements

TF, 06.02.2025, 4A_466/2023*

Lorsqu’un traité bilatéral de protection des investissements ne traite pas du sort des doubles nationaux, la nationalité prépondérante et effective peut s’avérer déterminante.

Faits

Un homme d’affaires né au Venezuela en 1954, d’une mère vénézuélienne et d’un père espagnol, acquiert la nationalité vénézuélienne et espagnole à sa naissance. Quelques années plus tard, il perd sa nationalité espagnole lorsque son père renonce à la sienne, en vue de sa naturalisation vénézuélienne. 

Il vit au Venezuela jusqu’au milieu des années 1980. Après avoir résidé en Espagne, il déménage et se domicilie aux États-Unis en 1989. En 1999, il réacquiert la nationalité espagnole, à la suite de démarches entamées quelques années auparavant. 

Avec sa famille, il fonde deux sociétés, incorporées au Venezuela, actives dans la production et la distribution de produits pharmaceutiques. 

En 2020, il initie une procédure arbitrale à l’encontre du Venezuela. Il fait valoir que les mesures adoptées par les autorités vénézuéliennes entre 2015 et 2018 auraient entraîné la destruction des capacités de production de ses sociétés et, partant, constitué des mesures de confiscation illicite. Il conclut au paiement de près de USD 200 millions. 

En 2023, le Tribunal arbitral rend une sentence d’incompétence rationae personae. L’homme d’affaires recourt contre cette sentence au Tribunal fédéral. Ce dernier doit se prononcer sur la question du sort réservé aux doubles nationaux par le traité bilatéral de protection des investissements pertinent. 

Droit 

L’homme d’affaires a fondé la compétence du tribunal arbitral sur la clause d’arbitrage contenue dans le traité de protection réciproque des investissements conclu entre l’Espagne et le Venezuela (Acuerdo entre el Reino de España y la República de Venezuela para La Promoción y Protección recíproca de Inversiones ; le « traité » ou « TBI »). À la teneur de ce traité, tout différend opposant un « investisseur » à une Partie contractante peut être soumis à un tribunal arbitral ad-hoc composé selon le Règlement CNUDCI (art. XI par. 3 TBI).

À la teneur du traité, la notion d’investisseur couvre « [l]es personnes physiques qui ont la nationalité de l’une des Parties contractantes conformément à sa législation et réalisent des investissements sur le territoire de l’autre Partie contractante » (art. I par. 1 let. a TBI). Or, le traité ne traite pas expressément la question des doubles nationaux, soit les personnes qui possèdent tant la nationalité vénézuélienne qu’espagnole. 

Par conséquent, il y a lieu d’interpréter le traité conformément aux principes des art. 31 ss de la Convention de Vienne sur le droit des traités (CV), lesquels codifient le droit coutumier pertinent en la matière. Ainsi, un traité doit avant tout être interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but (art. 31 par. 1 CV). 

L’art. XI par. 3 du TBI exige que les investisseurs soient ressortissants de « l’une » des Parties contractantes. Ce terme ne revêt pas de fonction numérale, mais constitue davantage un article indéfini qui fixe l’exigence minimale que l’investisseur possède au moins la nationalité de l’une des Parties contractantes. Interprété selon le sens ordinaire des termes, le traité reste donc a priori silencieux quant au sort des doubles nationaux. Son objet et son but ne permettent pas de tirer davantage de déductions. 

L’interprétation d’un traité suppose en outre d’apprécier toute règle de droit international pertinente, applicable dans les relations entre les parties (art. 31 par. 2 let. c CV). Ce faisant, le tribunal arbitral a considéré, par référence aux règles de droit coutumier applicables en matière de protection diplomatique, que seule la nationalité dominante et effective est déterminante pour juger de l’application du TBI. En d’autres termes, un double national peut agir contre un État dont il est ressortissant, si tant est que sa nationalité prépondérante ne soit pas celle de cet État. L’application analogique du principe de la nationalité effective se justifie dès lors que la protection diplomatique et l’arbitrage d’investissement visent des buts concordants et reposent sur le critère de la nationalité. Partant, le Tribunal fédéral approuve cette solution. 

La qualification de la nationalité effective est une question de droit que le Tribunal fédéral revoit librement. À cet égard, le critère usuel de la résidence habituelle n’est pas pertinent en l’espèce, dès lors que la sphère personnelle, familiale et sociale de l’homme d’affaires se trouve aux États-Unis depuis 1989. En revanche, le critère du centre des intérêts économiques apparaît décisif dans ces circonstances. Les arbitres ont établi que celui-ci se situait toujours au Venezuela, malgré le déménagement aux États-Unis.  

Il en découle que la nationalité vénézuélienne de l’homme d’affaires est prépondérante, de sorte que ce dernier ne bénéficie pas de la protection du traité à l’encontre du Venezuela. Partant, le Tribunal fédéral rejette le recours. 

Note 

Le sort réservé aux binationaux par les traités bilatéraux de protection des investissements est une question récurrente dans la doctrine et les sentences de droit international des investissements. Certains traités excluent totalement les doubles nationaux de leur champ d’application (cf. p. ex. l’art. 1 al. 2 let. a 2e phr. de l’Accord entre la Confédération suisse et la République arabe d’Egypte concernant la promotion et la protection réciproque des investissements : « Ne sont pas incluses les personnes physiques possédant la nationalité des deux Parties Contractantes »), d’autres prévoient expressément que la nationalité prépondérante est déterminante (cf. p. ex. art. 1 par. 20 US Model BIT (2012) : « a natural person who is a dual national shall be deemed to be exclusively a national of the State of his or herdominant and effective nationality ») ou exigent un critère de rattachement supplémentaire en sus de la nationalité (p. ex. l’exigence d’être résident permanent, cf. art. 1 al. 3 let. b Treaty between the Federal Republic of Germany and the State of Israel concerning the Encouragement and Reciprocal Protection of Investments). Néanmoins, la plupart des TBI restent muets sur la question. 

Dans cette hypothèse, certaines sentences retiennent que la double nationalité des investisseurs ne tient pas en échec la protection octroyée par le TBI, si tant est que ce dernier ne leur réserve pas expressément un sort particulier (cf. affaire CPA 2013-13, Serafín García Armas et Karina García Gruber contre Venezuela, sentence du 15 décembre 2014, confirmé par la Cour d’appel de Paris dans son arrêt 22/02752 du 27 juin 2023). D’autres procèdent à une application analogique de la règle de la nationalité effective, telle que dégagée par Cour internationale de justice dans l’arrêt Nottebohm (cf. en part. affaire IUSCT A-18, Islamic Republic of Iran v. United States of America, sentence du 6 avril 1984). 

Dans l’affaire en cause, le Tribunal fédéral a adopté cette approche, tout en précisant qu’il ne lui appartient pas de résoudre une fois pour toutes et abstraitement la problématique de la protection des doubles nationaux. Cela étant, la solution retenue devrait s’appliquer, selon nous, bien au-delà du TBI en cause dans le cas d’espèce. 

Proposition de citation : Ismaël Boubrahimi, La protection des doubles nationaux par les traités de protection des investissements, in: https://lawinside.ch/1603/