Le prononcé pénal (art. 70 DPA) reste un acte interruptif de prescription (art. 97 al. 3 CP)
ATF 147 IV 274 | TF, 11.01.2021, 6B_786/2020*
Le Tribunal fédéral ne voit aucune raison de s’écarter de sa jurisprudence qui assimile le prononcé pénal (art. 70 DPA) à un jugement de première instance interruptif de prescription (art. 97 al. 3 CP), même au vu du récent revirement de jurisprudence concernant le jugement par défaut comme acte interruptif de prescription (ATF 146 IV 59).
L’interprétation évolutive de la notion de « soupçons fondés » (art. 9 LBA-2010) ne contrevient pas aux principes de la légalité (art. 1 CP) et de la non-rétroactivité (art. 2 al. 1 CP) : elle demeure suffisamment prévisible.
Faits
Par prononcé pénal du 5 avril 2018, le Département fédéral des finances condamne un intermédiaire financier pour violation de l’obligation de communiquer au sens de l’art. 9 LBA-2010 (dans sa version en vigueur jusqu’au 30 septembre 2012) (art. 37 al. 2 LBA-2010). Il retient que, du 16 mai au 6 juin 2011, cet intermédiaire n’a pas fait part de ses soupçons concernant l’origine criminelle de valeurs patrimoniales se trouvant sur un compte bancaire au Bureau de communication en matière de blanchiment d’argent. Conformément à l’art. 72 DPA, ledit intermédiaire demande à être jugé par un tribunal. Le 25 mars 2019, il est acquitté par la Cour des affaires pénales du Tribunal pénal fédéral.
Le 28 mai 2020, sur appel du Département fédéral des finances, la Cour d’appel du Tribunal pénal fédéral déclare toutefois l’intermédiaire coupable de violation de l’art. 37 al. 2 LBA-2010 et le condamne à une amende.
Ce dernier fait alors recours au Tribunal fédéral, qui doit, en particulier, trancher deux questions. D’une part, il doit déterminer s’il est justifié d’abandonner la jurisprudence qui assimile le prononcé pénal au sens de l’art. 70 DPA à un jugement de première instance interruptif de prescription (art. 97 al. 3 CP). D’autre part, il doit juger si l’interprétation évolutive de la notion de « soupçons fondés » (art. 9 LBA-2010) est compatible avec les principes de la légalité (art. 1 CP) et de la non-rétroactivité (art. 2 al. 1 CP).
Droit
À titre liminaire, le Tribunal fédéral rappelle que la jurisprudence assimile le prononcé pénal de l’art. 70 DPA à une décision de première instance plutôt qu’à une ordonnance pénale. Conformément à l’art. 97 al. 3 CP, qui prévoit que la prescription ne court plus si un jugement de première instance a été rendu avant son échéance, un tel prononcé est dès lors interruptif de la prescription. Ce traitement distinct se justifie en raison de la base circonstanciée sur laquelle repose le prononcé pénal et de la procédure contradictoire dans lequel celui-ci s’inscrit.
Aux yeux du Tribunal fédéral, quand bien même la doctrine élève des critiques à ce propos, aucun motif juridique sérieux ne justifie de revenir sur cette distinction entre ordonnance pénale et prononcé pénal. En revanche, il se justifie d’examiner si le récent développement jurisprudentiel déniant à un jugement par défaut la qualité d’acte interruptif de prescription (ATF 146 IV 59) doit conduire à modifier la jurisprudence relative à l’interruption de la prescription par un prononcé pénal.
Dans l’ATF 146 IV 59, le Tribunal fédéral a en effet retenu que, désormais, le régime applicable au jugement par défaut est similaire à celui de l’ordonnance pénale et non plus à celui du jugement de première instance. Un jugement par défaut n’interrompt donc plus la prescription.
Selon le Tribunal fédéral, ce revirement de jurisprudence concernant le jugement par défaut se justifiait en raison de l’entrée en vigueur du CPP, qui a supprimé les raisons justifiant d’assimiler un jugement par défaut à un jugement de première instance au sens de l’art. 97 al. 3 CP. Le rejet de la demande de nouveau jugement en cas de défaut sans excuse valable (art. 368 al. 3 CPP) empêche en effet désormais de faire défaut dans le seul but de faire courir la prescription. Or s’agissant du prononcé pénal, aucune modification législative ne vient ébranler les motifs qui ont conduit à l’assimilation du prononcé pénal à un jugement de première instance sous l’angle de l’interruption de la prescription.
De plus, le Tribunal fédéral rappelle que le critère permettant de déterminer si l’acte en cause est apte à interrompre la prescription au sens de l’art. 97 al. 3 CP est celui de savoir s’il a été précédé d’une procédure contradictoire avec des droits de participation étendus pour les personnes touchées. Sur ce point aussi, le jugement par défaut se différencie du prononcé pénal dans la mesure où, contrairement à celui-là, le prononcé pénal repose sur une procédure dans le cadre de laquelle les droits de l’intéressé ne sont pas limités.
Eu égard à ces différences, le Tribunal fédéral est d’avis qu’il ne convient pas, du point de vue de l’application de l’art. 97 al. 3 CP, de comparer le prononcé pénal au jugement par défaut. Le revirement de jurisprudence relatif au jugement par défaut ne commande donc pas de revoir la jurisprudence concernant le prononcé pénal.
Aux yeux du Tribunal fédéral, cette jurisprudence ne contrevient pas au droit à un tribunal indépendant et impartial (art. 6 CEDH). Il sied en effet de distinguer la question de savoir quel(s) évènement(s) ou acte(s) déclenche(nt) ou interrompe(nt) la prescription, de celle du contrôle de l’application des règles relatives à la prescription. Ainsi, rien ne s’oppose au rattachement d’effets matériels (tels que la prescription) à une décision rendue par une autorité qui ne répond pas aux critères d’un tribunal indépendant et impartial, à condition qu’il existe une voie de recours contre cette décision auprès d’un tribunal disposant d’un plein pouvoir de cognition. En matière de procédure de poursuite des contraventions relevant du droit pénal administratif, l’art. 72 DPA prévoit précisément une telle voie. C’est ainsi que la Cour des affaires pénales du Tribunal pénal fédéral a pu revoir librement l’application de l’institution juridique de la prescription.
Aussi, le Tribunal fédéral note que le recourant a soumis intentionnellement au Département fédéral des finances, à l’approche de l’échéance de la prescription, une opposition qui n’était ni motivée, ni assortie d’offres de preuves et demandé à ce que celle-ci soit traitée comme une demande de jugement par le tribunal (art. 71 DPA). Les autorités précédentes ont déduit de l’omission du recourant de motiver et de fournir des moyens de preuve une renonciation à une procédure contradictoire. Le Tribunal fédéral estime dès lors que le recourant agit de manière contraire à la bonne foi en reprochant postérieurement l’absence de procédure contradictoire à laquelle il a précédemment renoncé.
Sur le fond ensuite, le Tribunal fédéral examine la compatibilité aux principes de la légalité (art. 1 CP) et de non-rétroactivité (art. 2 al. 1 CP) de l’interprétation évolutive de la notion de « soupçons fondés » entraînant une obligation de communiquer selon l’art. 9 LBA-2010. Le Tribunal fédéral relève que cette notion est juridiquement indéterminée et qu’elle est de ce fait soumise à interprétation. Selon la jurisprudence, un soupçon est fondé lorsqu’il repose sur des circonstances insolites relevées avec soin par un intermédiaire financier. Si ce dernier a un simple doute qu’il ne peut dissiper par des clarifications comme le prévoit l’art. 6 LBA-2010, il doit informer le Bureau de communication en matière de blanchiment d’argent.
Le Tribunal fédéral ne conteste pas que cette notion a fait l’objet d’une interprétation évolutive. Il estime néanmoins que les précisions apportées par la jurisprudence, dans le but de définir ses contours, peuvent raisonnablement entrer dans la conception originelle de l’infraction. En effet, le Message de 1996 (FF 1996 III 1083 s.) exprimait déjà l’idée que l’intermédiaire financier devait communiquer les soupçons qu’il ne parvenait pas à dissiper au terme d’une procédure de clarification. Cette conception s’inscrit en outre dans le but de la loi qui est de permettre la découverte et la confiscation des valeurs concernées. De plus, non seulement un jugement (civil) (TF, 27.11.18, 4A_313/2008), mais aussi un rapport du Bureau de communication en matière de blanchiment d’argent de 2007, tous deux antérieurs au présent cas, témoignent déjà d’une interprétation large de la notion de « soupçons fondés ». Au vu de ces éléments, le Tribunal fédéral considère que l’évolution de la notion de « soupçons fondés » était suffisamment prévisible de sorte qu’elle respecte tant le principe de légalité, que celui de non-rétroactivité.
Au vu de ce qui précède, le Tribunal fédéral rejette le recours de l’intermédiaire financier.
Note
Cet arrêt a fait l’objet d’un commentaire de Katia Villard, cf. Katia Villard, Blanchiment d’argent : Condamnation d’un compliance officer pour violation par négligence de l’obligation de communiquer, publié le : 17 février 2021 par le Centre de droit bancaire et financier, https://cdbf.ch/1175/ ainsi que d’Alain Macaluso et Andrew Garbarski, cf. Alain Macaluso/Andrew Garbarski, Violation de l’obligation de communiquer (art. 37 LBA): prescription de l’action pénale et notion de soupçons fondés, in www.verwaltungsstrafrecht.ch du 4 février 2021.
En date du 19 mars 2021, l’Assemblée fédérale a adopté la révision de la Loi sur le blanchiment d’argent (LBA). Cette révision concerne notamment la notion de « soupçons fondés », puisqu’elle prévoit d’ancrer la jurisprudence actuelle y relative à l’art. 9 al. 1quater nLBA. À ce sujet v. ég. : Katia Villard, Assemblée fédérale : Adoption de la révision LBA, publié le : 22 mars 2021 par le Centre de droit bancaire et financier, https://cdbf.ch/1177/.
Proposition de citation : Elena Turrini, Le prononcé pénal (art. 70 DPA) reste un acte interruptif de prescription (art. 97 al. 3 CP), in: https://lawinside.ch/1033/