L’intervention des conférences intercantonales lors de scrutins fédéraux
ATF 145 I 1 | TF, 29.10.2018, 1C_163/2018, 1C_239/2018* (2/2)
En principe, à la lumière de la garantie de la libre formation de l’opinion des citoyennes et citoyens (art. 34 al. 2 Cst.), l’intervention d’un canton dans une campagne fédérale suppose un intérêt direct et particulier à l’issue de la votation, qui dépasse l’intérêt des autres cantons. Toutefois, lorsque l’issue de la votation touche considérablement plusieurs ou tous les cantons, le critère de l’atteinte substantielle significative se substitue à celui de l’atteinte particulière relative. Dans un tel cas, la Conférence des gouvernements cantonaux peut s’exprimer publiquement au nom des cantons. En revanche, il est exclu que les conférences spécialisées des membres de gouvernement interviennent.
Faits
Le 10 juin 2018 a lieu la votation populaire sur la loi sur les jeux d’argent. Selon les résultats finaux provisoires, l’objet est accepté, avec 72,9% de oui contre 27,1% de non.
Par le biais de deux recours au Conseil d’Etat du canton de Zoug, le parti pirate suisse ainsi qu’un citoyen font valoir une violation de la liberté de vote (art. 34 al. 2 Cst.) en raison d’interventions dans la campagne de la Conférence des gouvernements cantonaux (CdC), de la Conférence spécialisée des membres de gouvernement concernés par la loi sur les loteries et le marché des loteries (la Conférence spécialisée), de Swisslos Loterie intercantonale, de la société du Sport-Toto et de la Chancellerie fédérale respectivement du Département fédéral de justice et police (DFJP). Ces deux dernières institutions ont publié une vidéo explicative dans le cadre de la campagne.
Le gouvernement zougois déclare les deux recours irrecevables au motif que leur grief dépasse les frontières cantonales. Les recourants portent alors l’affaire devant le Tribunal fédéral.
Droit
Les recourants s’en prennent premièrement à un communiqué de presse intitulé « Les cantons soutiennent clairement la loi sur les jeux d’argent » paru le 23 mars 2018 sur le site internet de la CdC. Ils attribuent ce communiqué non seulement à la CdC, mais également à la Conférence spécialisée.
A titre préliminaire, le Tribunal fédéral relève qu’on peut se demander si ce communiqué émane effectivement de la Conférence spécialisée, dès lors que son texte ne fait ressortir que la CdC comme expéditrice. Cette question peut cependant rester ouverte, car elle n’est pas décisive pour l’issue de la procédure.
Le Tribunal fédéral rappelle ensuite sa jurisprudence d’après laquelle les interventions d’autorités lors de scrutins d’une collectivité supérieure, notamment de cantons à propos d’une votation fédérale, supposent une atteinte particulière. L’admissibilité de principe de ces interventions (le si) doit être distinguée du type et de l’effet de celles-ci (le comment). L’intervention est admissible sur le principe lorsque le canton a un intérêt direct et particulier à l’issue de la votation, qui dépasse celui des autres cantons. Cet intérêt doit faire l’objet d’un examen au cas par cas. Dans la mesure où une telle intervention est admissible, elle doit émaner des gouvernements cantonaux. En revanche, les prises de position des conférences spécialisées de membres de gouvernement dans le cadre de campagnes fédérales ne peuvent pas être imputées aux cantons, car les directrices et directeurs spécialisés ne sont pas compétents pour intervenir au nom des cantons.
Selon la Chancellerie, le Tribunal fédéral devrait renoncer au critère de l’intérêt direct et particulier lorsque les explications cantonales sont minimes. Le Tribunal fédéral rappelle que, de manière générale, au-delà de l’activité d’information des autorités fédérales prévue légalement, il appartient aux partis politiques et aux autres acteurs privés de débattre des avantages et inconvénients d’un projet. Lorsqu’un canton a un intérêt direct et particulier à l’issue d’une votation fédérale, connaître la position du gouvernement cantonal et la motivation de celle-ci sert néanmoins la formation de l’opinion des citoyennes et citoyens. Lorsque, à l’inverse, l’ensemble ou la majorité des cantons sont plus ou moins touchés de la même manière par l’issue d’une votation fédérale, des interventions contradictoires des autorités cantonales peuvent conduire à une situation confuse, où les ayants droit au vote ne peuvent plus discerner les motifs des interventions. Dans ce cas, il revient principalement au Conseil fédéral d’informer les ayants droit au vote dans le cadre de son mandat légal (art. 10a LDP). L’augmentation des interventions des autorités cantonales ces dernières années ainsi que leur soi-disant portée limitée pour la formation publique de l’opinion n’y changent rien. Quant à la difficulté pour un canton de déterminer si le critère de l’atteinte particulière est rempli dans un cas limite, le Tribunal fédéral rappelle que les cantons peuvent s’orienter sur la jurisprudence établie à propos de l’admissibilité des interventions des communes dans des campagnes cantonales. Dès lors, le Tribunal fédéral estime qu’autoriser des interventions minimes en cas d’atteinte moindre ou indépendamment de toute atteinte n’apporterait pas plus de sécurité juridique et conduirait à de nouvelles questions litigieuses.
En revanche, le Tribunal fédéral admet que, lorsque l’issue de la votation touche considérablement plusieurs ou tous les cantons, notamment lorsque les effets d’un projet sont significatifs pour les compétences cantonales ou l’infrastructure des cantons ou lorsque le résultat de la votation entraîne des conséquences financières considérables pour les cantons, il est admissible de s’écarter du critère de l’atteinte particulière relative. Dans ces circonstances, une atteinte substantielle significative est admissible. En tout état de cause, les interventions cantonales doivent respecter les principes de l’objectivité, de la proportionnalité et de la transparence.
Pour le reste, le Tribunal fédéral estime que seuls les gouvernements cantonaux peuvent intervenir au nom du canton, à tout le moins lorsque la majorité des cantons n’est pas touchée de manière suffisante. En cas d’atteinte plus importante transversale ou touchant la majorité des cantons, la CdC peut également s’exprimer publiquement et donner une recommandation de vote. Sont en revanche exclues les interventions des conférences spécialisées des membres de gouvernement, dont la formation de l’opinion et le pouvoir de représentation sont moins transparents.
En l’espèce, avec son communiqué de presse du 23 mars 2018, la CdC – à la rigueur avec la Conférence spécialisée – s’est exprimée au nom de la totalité ou de la majorité des cantons. Or, pour le Tribunal fédéral, les cantons sont dans leur ensemble considérablement touchés par l’issue de la votation sur la loi sur les jeux d’argent. En effet, celle-ci règle entre autres l’admissibilité et la conduite de jeux d’argent, lesquels sont exploités par des entreprises monopolistiques contrôlées par les cantons. De plus, les cantons peuvent, voire doivent, affecter les gains nets de jeux d’argent déterminés à des buts d’utilité publique (cf. ég. art. 106 Cst.). L’issue de la votation est significative sur le plan financier pour les cantons, car la nouvelle loi réglemente l’admissibilité et la conduite des jeux d’argent également sur internet et cherche à assurer que les produits de ces jeux soient également affectés au bien commun. Certes, on ne peut pas discerner une atteinte particulière d’un ou de quelques cantons. Les effets à attendre de la nouvelle réglementation ou de son rejet touchent cependant à tel point les intérêts financiers des cantons qu’il existe une atteinte absolue suffisamment forte pour que la CdC, avec la retenue nécessaire, s’exprime au nom des cantons sur le projet. Sur le fond, le Tribunal fédéral considère que le communiqué de presse satisfait aux critères de l’objectivité, la proportionnalité et la transparence. Il constitue donc une intervention admissible au vu de l’art. 34 al. 2 Cst. Le fait qu’il émane potentiellement également de la Conférence spécialisée n’est pas déterminant au vu de ce qui suit.
Dans un deuxième grief, les recourants font valoir que Swisslos Loterie est intervenue de manière inadmissible en publiant, de manière conjointe avec la Loterie romande et la Fédération suisse des casinos un communiqué de presse intitulé « Loi sur les jeux d’argent : le référendum met en danger la lutte contre l’addiction au jeu et remet en question l’affectation exclusive des bénéfices à l’utilité publique ».
Le Tribunal fédéral commence par rappeler que les entreprises qui se trouvent directement ou indirectement sous l’influence décisive d’une collectivité sont en principe tenues à la neutralité politique. Une entreprise particulièrement concernée par la votation, en particulier dans la mise en œuvre de son mandat statutaire ou légal, et touchée dans ses intérêts économiques comme le serait une entreprise privée, peut toutefois prendre position dans la campagne. Cas échéant, l’entreprise peut se servir des moyens d’information usuels, mais doit s’astreindre à une certaine retenue. Elle doit défendre ses intérêts de manière objective et loyale et ne pas user de moyens interdits ou répréhensibles. Cela implique notamment de ne pas investir de manière disproportionnée des deniers publics (p. ex. issus de l’exploitation d’un monopole de fait ou de droit ou de tarifs imposés).
En l’espèce, Swisslos et la Loterie romande sont des entreprises au bénéfice d’un monopole qui exploitent des jeux de hasard pour les cantons. Elles se trouvent toutes deux sous une influence décisive des cantons. Toutefois, le Tribunal fédéral estime que la nouvelle loi les touche particulièrement dans l’exécution de leur mandat statutaire, qui consiste à conduire et à participer à des loteries d’utilité publique ou caritatives. Partant, elles étaient autorisées à prendre position dans la campagne avec la retenue nécessaire. Le fait qu’elles soient contrôlées par les cantons et non la Confédération n’y change rien. Sur le fond, le Tribunal fédéral considère que, s’il est vrai que le communiqué de presse est quelque peu tranché, Swisslos n’était pas tenue à la neutralité politique. Elle a défendu ses intérêts de manière suffisamment objective et loyale, raison pour laquelle le communiqué de presse ne constitue donc pas une intervention contraire à l’art. 34 al. 2 Cst.
Enfin, les recourants font valoir que Swisslos a utilisé sa capacité organisationnelle, le temps de travail de ses employé·es et ses locaux pour conduire de manière coordonnée une campagne de votation. De plus, Swisslos et la société du Sport-Toto qui lui est liée ont manifestement investi beaucoup d’argent dans la campagne. D’après les recourants, investir dans la campagne des moyens issus des produits des jeux d’argent constitue une intervention inadmissible à la lumière de l’art. 34 al. 2 Cst.
La société du Sport-Toto se trouve également sous l’influence décisive des cantons. D’après le Tribunal fédéral, le Sport-Toto est également particulièrement touché dans l’exécution de son mandat statutaire par la votation. Par conséquent, il était légitimé à se servir, avec la retenue nécessaire, des moyens d’information usuels. A l’exception du communiqué de presse déjà examiné, les actes ne font pas ressortir sous quelle forme Swisslos et le Sport-Toto ont participé à la campagne. Swisslos ne s’est pas explicitement exprimée sur le montant et l’origine des fonds investis dans la campagne. Elle ne conteste en revanche pas que son directeur a joué un rôle essentiel dans la direction et la coordination de la campagne, respectivement qu’elle et le Sport-Toto ont investi des moyens financiers pour la campagne. Selon divers rapports de presse, les partisans de la nouvelle loi auraient investi près de 3 millions de francs dans la campagne, dont la moitié proviendrait des revenus immobiliers du Sport-Toto.
Le Tribunal fédéral retient que, sur le principe, il n’est pas critiquable que les deux sociétés particulièrement touchées par l’issue de la votation investissent des ressources personnelles et physiques dans la campagne, d’autant plus lorsque la dépense qui y est liée n’est pas excessive. En l’espèce, l’investissement exact peut en définitive rester ouvert, car il n’est pas décisif pour l’issue de la présente procédure. Cela étant, le Tribunal fédéral relève qu’un investissement du Sport-Toto de l’ordre de CHF 1.5 million dans une campagne de votation poserait un problème et nécessiterait une justification particulière, même s’il ne provient pas des revenus des jeux d’argent.
En conclusion, le Tribunal fédéral estime que seul le communiqué de presse du 23 mars 2018 pourrait éventuellement être qualifié d’intervention inadmissible dans la campagne en raison de la participation de la Conférence spécialisée. En outre, on ne peut pas exclure que le montant investi par la société du Sport-Toto soit disproportionné et constitue pour cette raison une atteinte à l’art. 34 al. 2 Cst. Les autres interventions critiquées sont en revanche admissibles. Dès lors, au vu de l’important écart de voix et de la portée limitée des interventions problématiques, il n’est pas sérieusement envisageable que l’issue de la votation eût été différente sans le communiqué de presse du 23 mars 2018 et avec un investissement moins important de Swisslos et du Sport-Toto. Par conséquent, le Tribunal fédéral exclut une annulation de la votation du 10 juin 2018 sur la loi sur les jeux d’argent et rejette les recours.
Note
Le présent arrêt fait l’objet d’un premier résumé en ce qui concerne la recevabilité du recours ainsi que le contrôle et l’admissibilité des vidéos explicatives sur les votations publiées par la Chancellerie fédérale : LawInside.ch/714.
Proposition de citation : Camilla Jacquemoud, L’intervention des conférences intercantonales lors de scrutins fédéraux, in: https://lawinside.ch/719/
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