Liberté d’expression et obligation de déposer d’une journaliste
CourEDH, 06.10.2020, Affaire Jecker c. Suisse, Requête n° 35449/14
La Suisse viole l’art. 10 CEDH lorsqu’un tribunal oblige une journaliste à témoigner, en se référant à la pesée des intérêts retenu par le législateur, mais sans vérifier si une telle obligation répond à un impératif prépondérant d’intérêt public.
Faits
Une journaliste de la Basler Zeitung publie un article sur un revendeur de drogue qui fait du commerce de cannabis et de haschich depuis dix ans et atteint ainsi un bénéfice annuel de CHF 12’000. Le Ministère public du canton de Bâle-Ville ouvre alors une procédure pénale contre inconnu.
Durant la procédure, le Ministère public ordonne à la journaliste de témoigner. Sur recours de la journaliste, l’Appellationsgericht de Bâle-Ville considère que le droit de protéger les sources prévaut sur l’intérêt à l’élucidation de l’infraction.
Saisi par le Ministère public, le Tribunal fédéral admet le recours (1B_293/2013). En effet, la déposition de la journaliste constitue l’unique moyen d’identifier l’auteur de l’infraction. Par ailleurs, le législateur a prévu que l’intérêt public aux poursuites pénales l’emporte en règle générale sur l’intérêt à la protection du secret des sources lorsqu’il s’agit d’une infraction qualifiée en matière de stupéfiant (art. 28a al. 2 let. b CP et art. 172 al. 2 let. b ch. 4 CPP). Or tel est le cas en l’espèce puisque le bénéfice annuel de CHF 12’000 du revendeur constitue un « gain important » au sens de l’art. 19 al. 2 let. c LStup.
La journaliste dépose une requête auprès de la CourEDH, laquelle doit déterminer si l’intérêt public à poursuivre le prévenu prime sur le droit de la journaliste de ne pas divulguer ses sources.
Droit
L’art. 10 par. 1 CEDH prévoit que toute personne a droit à la liberté d’expression. L’art. 10 par. 2 CEDH prévoit néanmoins certaines restrictions, lesquelles doivent être « prévues par la loi » et constituer « des mesures nécessaires dans une société démocratique« , notamment pour « la prévention de crime« .
La CourEDH rappelle à titre liminaire que le droit des journalistes de taire leurs sources constitue un véritable attribut du droit à l’information, à traiter avec la plus grande circonspection. De plus, la participation apparente de journalistes à l’identification des sources anonymes a toujours un effet inhibiteur.
En l’espèce, il n’est pas contesté qu’il y a eu une ingérence dans la liberté d’expression de la journaliste garantie par l’art. 10 CEDH. Cette ingérence est prévue par la loi et vise la « prévention de crime ». Il convient encore de déterminer si cette ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».
La CourEDH admet que la journaliste était la seule à pouvoir aider les autorités pénales à identifier le revendeur de drogue. Cependant, il faut prendre en compte la gravité des infractions afin d’apprécier la nécessiter de la « prévention de crime ». Or, le Tribunal fédéral n’a pas accordé suffisamment d’importance à cet élément, en se remettant au choix du législateur de considérer l’infraction qualifiée en matière de stupéfiant comme une infraction justifiant une exception à la protection des sources.
Pour sa part, la CourEDH considère que l’infraction reprochée n’était pas particulièrement dangereuse et que l’article de la journaliste se rapportait à un sujet susceptible de susciter considérablement l’intérêt du public.
L’obligation faite à une journaliste de révéler l’identité de sa source ne saurait se concilier avec l’art. 10 CEDH que si elle se justifie par un impératif prépondérant d’intérêt public. L’ingérence doit ainsi être nécessaire eu égard aux circonstances de la cause (cf. Affaire Perinçek c. Suisse (nº 27510/08), résumé in LawInside.ch/182/).
Or, comme déjà évoqué, le Tribunal fédéral s’est référé au choix du législateur, sans vérifier si l’obligation de témoigner répondait à un impératif prépondérant d’intérêt public. Cette absence de motivation conduit la CourEDH à conclure que l’ingérence dans l’exercice du droit de la journaliste ne peut pas être considérée comme « nécessaire dans une société démocratique ».
Partant, la CourEDH considère à l’unanimité qu’il y a eu violation de l’art. 10 CEDH.
Proposition de citation : Célian Hirsch, Liberté d’expression et obligation de déposer d’une journaliste, in: https://lawinside.ch/997/