L’application de la théorie de l’objet du litige binôme pour déterminer la litispendance

TF, 04.03.2025, 4A_248/2024*

Conformément à la théorie du litige binôme, l’objet du litige se détermine d’après les conclusions et le complexe de faits. En présence de deux actions portant sur la même créance et issues d’un ensemble contractuel unique, l’objet du litige est identique et la litispendance doit être retenue.

Faits 

Par contrat du 15 octobre 2018, un vendeur vend l’intégralité des actions de sa société à une société acheteuse. Les parties fixent le prix d’achat à CHF 9.75 millions. L’acheteuse verse immédiatement CHF 5 millions et finance le solde de CHF 4.75 millions en contractant un prêt auprès du vendeur. Le contrat de prêt stipule que l’acheteuse doit rembourser le prêt d’ici au 30 juin 2023. L’acheteuse s’engage également à rembourser immédiatement le prêt en cas de revente ultérieure des actions.

En 2019, l’acheteuse engage une procédure en garantie devant le Kantonsgericht du canton de Zoug. Elle réclame le remboursement du montant déjà payé ainsi que l’annulation de la créance du prêt.

En 2021, l’acheteuse revend 49 actions de la société à un tiers. Pour le vendeur, cette vente déclenche la clause de remboursement anticipé. Il introduit dès lors une poursuite contre l’acheteuse pour CHF 2.3 millions et obtient la mainlevée provisoire.

La même année, l’acheteuse dépose une action en libération de dette, concluant à la constatation de l’inexistence de la créance issue du contrat de prêt. Elle demande également la jonction de celle-ci avec la procédure en garantie déjà pendante. Le Kantonsgericht rejette cette action. En appel, l’Obergericht déclare quant à lui l’action irrecevable et met les frais à charge du vendeur.

Le vendeur recourt au Tribunal fédéral. Celui-ci est amené à déterminer si l’action en libération de dette introduite par l’acheteuse est irrecevable en raison de la litispendance avec la procédure en garantie.

Droit

Selon l’art. 64 al. 1 let. a CPC, il y a litispendance lorsqu’un même objet du litige oppose les mêmes parties devant plusieurs tribunaux différents. Pour déterminer l’objet du litige, la théorie de l’objet du litige binôme (Zweitgliedriger Streitgegenstand) s’applique. Selon celle-ci, l’objet du litige se détermine d’après les conclusions des parties et le complexe de faits sur lequel elles se fondent.

Dans son jugement, l’Obergericht zougois s’est basé sur la théorie du centre de gravité (Kernpunkttheorie), développée par la Cour de Justice de l’Union européenne et reprise par le Tribunal fédéral notamment en matière de droit international privé. Selon cette théorie, il y a identité de l’objet du litige lorsque les affaires portent sur la même question juridique centrale. Le Tribunal fédéral s’oppose à l’application de cette théorie en droit interne pour plusieurs raisons.

Premièrement, sa définition est floue. En effet, le degré de proximité nécessaire pour déterminer si deux procédures ont le même centre de gravité est incertain.

Deuxièmement, la théorie de l’objet du litige binôme s’applique également pour déterminer si une décision a autorité de chose jugée. Dès lors, l’application de la théorie du centre de gravité à la litispendance reviendrait à utiliser des critères différents pour deux institutions dont le but est d’éviter les décisions contradictoires. Une telle divergence nuirait à la cohérence du système. Il convient donc de retenir la théorie du litige binôme et d’examiner le complexe de faits et les conclusions des parties.

En l’espèce, s’agissant de l’analyse du complexe de faits, le contrat de prêt correspond exactement à la partie du prix qui n’a pas été payée directement par l’acheteuse. Il ressort dès lors de la volonté des parties que le contrat de vente d’actions et le contrat de prêt constituent un ensemble contractuel unique.

Concernant les conclusions, dans l’action en garantie, l’acheteuse a demandé la restitution du montant versé et l’annulation de la créance de prêt de CHF 4.75 millions.  L’action en libération de dette a le même objet, à savoir faire constater l’inexistence de la créance de prêt. Les parties et l’objet du litige étant identiques dans les deux procédures, il s’agit d’un cas de litispendance qui rend l’action en libération de dette irrecevable.

Partant, le Tribunal fédéral rejette le recours.

Proposition de citation : Johann Melet, L’application de la théorie de l’objet du litige binôme pour déterminer la litispendance, in: https://lawinside.ch/1674/