La nullité des décisions de l’assemblée générale pour abus de majorité
Conformément au principe de la majorité en droit de la SA, l’actionnaire minoritaire doit accepter que la majorité de l’assemblée générale privilégie ses intérêts. Le refus par la majorité d’effectuer des travaux dans le logement de l’actionnaire minoritaire, certes défavorable en sa qualité de locataire, ne constitue pas un abus de majorité.
Faits
Au décès de leurs parents, un frère et une sœur se disputent la répartition des actions de deux sociétés immobilières. Lors des assemblées générales en 2015, le frère conteste la répartition de 37 actions pour sa sœur, 12 actions pour lui et une action détenue à titre fiduciaire par un tiers. Il n’est pas réélu en tant qu’administrateur. Il introduit alors une action en annulation, respectivement en constatation de la nullité des décisions. Le Tribunal de première instance et la Cour de justice du canton de Genève rejettent cette action.
En 2018, les assemblées générales décident d’approuver le rapport du conseil d’administration et de reconduire le conseil d’administration, à l’exception du frère, grâce à la voix prépondérante statutaire de la sœur. En 2019, le frère demande à nouveau la constatation de la nullité de ces décisions, mais le Tribunal de première instance et la Cour de justice du canton de Genève rejettent ses conclusions.
En 2024, le frère forme deux recours auprès du Tribunal fédéral qui est amené à examiner la prétendue nullité des décisions des assemblées générales tenues en 2015 et en 2018.
Droit
Les décisions annulables (art. 706 al. 1 CO) sont celles qui violent la loi ou les statuts, notamment au regard de la protection des droits des actionnaires et du principe de la proportionnalité. L’adoption de statuts qui limitent l’influence des actionnaires minoritaires, sans être justifiés par le but de la société ou dont le but pourrait être aussi atteint par des moyens moins incisifs constitue une décision contraire au principe d’exercice avec ménagement des droits (ATF 143 III 120, résumé in LawInside.ch/418/).
Les décisions nulles sont celles affectées de vices graves. Certains sont énumérés à l’art. 706b CO. Des vices formels graves et manifestes supposent de démontrer qu’un déroulement correct de la procédure aurait abouti à une décision différente pour entraîner la nullité. La nullité ne doit être admise qu’avec retenue, en cas de violation grave des principes fondamentaux du droit des sociétés.
In casu, concernant la nullité des assemblées générales de 2015, le frère soutient que des personnes dépourvues de compétence ont signé les convocations, en violation des art. 699 al. 1 et 706b CO. Toutefois, les convocations ont été publiées régulièrement dans la feuille officielle et signées par des administrateurs élus valablement en 2014. Le frère s’était d’ailleurs rendu aux assemblées générales, de sorte qu’aucun lien de causalité ne pouvait exister entre les prétendues convocations viciées et la prise des décisions qu’il conteste.
Concernant la nullité des assemblées générales de 2018, le frère invoque notamment que la décision de l’assemblée générale d’approuver le rapport du conseil d’administration constitue un abus de majorité. Cette décision serait nulle, car elle confirme les refus réitérés de la société de procéder à des travaux dans le logement qu’il loue et qui est détenu par une des sociétés immobilières. En tant qu’actionnaire minoritaire, il estime que ce refus traduit une violation manifeste du principe de la bonne foi et constitue ainsi un abus de droit (art. 2 al. 2 CC).
L’existence d’un abus de droit s’apprécie à la lumière de l’ensemble des circonstances d’espèce et se manifeste lorsque l’exercice d’un droit ne répond à aucun intérêt digne de protection, qu’il est purement chicanier ou sert des intérêts étrangers à ceux que la règle vise à protéger (ATF 141 III 119 résumé in LawInside.ch/14/). En matière d’abus de majorité, trois conditions cumulatives doivent être réunies : (1) la décision n’est pas justifiée par des motifs économiques raisonnables, (2) lèse manifestement les intérêts des actionnaires minoritaires et (3) favorise sans raison les intérêts particuliers des actionnaires majoritaires. Le tribunal n’examine pas l’opportunité de la décision au regard des intérêts de la société et de ses actionnaires. Il ne peut intervenir qu’avec retenue en cas d’abus manifeste du principe de la majorité établi à l’art. 703 CO.
En l’espèce, le litige reflète avant tout un désaccord persistant entre frère et sœur. La position minoritaire du frère ne lui permet pas de s’opposer aux décisions prises par la majorité détenue par sa sœur. Bien que le refus des travaux soit défavorable en sa qualité de locataire, il ne démontre pas une absence de motif économique raisonnable ou une volonté de poursuivre des intérêts manifestement contraires à ceux de la société. Le principe de la majorité implique que l’actionnaire minoritaire tolère que les intérêts de la majorité prévalent sur les siens, ce qui justifie le rejet du grief d’abus de droit.
Le Tribunal fédéral rejette donc le recours.
Note
Cet arrêt permet de préciser la notion d’abus de majorité dans les sociétés anonymes. Il illustre (i) son application restrictive et (ii) la distinction nécessaire entre l’intérêt social et les intérêts privés de la minorité.
(i) Le principe de la majorité en tant que fondement du droit de la SA
En droit de la SA, le principe de la majorité (art. 703 al. 1 CO) s’applique malgré la survenance de conflits entre les actionnaires et même si la majorité de l’assemblée générale prend une décision discutable au regard de l’intérêt social. Le tribunal n’examine ainsi pas l’opportunité des décisions de l’assemblée générale ; il ne sanctionne que les cas où la majorité abuse manifestement de sa position pour imposer des choix étrangers à l’intérêt de la société.
(ii) La nature des intérêts des actionnaires minoritaires
L’abus de majorité ne peut être admis sur la seule base du fait que la décision de l’assemblée générale défavorise de manière manifeste un actionnaire minoritaire. Les intérêts privés que celui-ci détient dans une autre qualité, par exemple en tant que locataire d’un bien détenu par la société, doivent être distingués des intérêts qu’il peut invoquer en tant qu’actionnaire.
L’ATF 143 III 120 a ouvert la voie à la reconnaissance de l’abus de majorité, en lien avec une modification statutaire abusive qui visait à remplacer le tirage au sort en cas d’égalité des voix par la voix prépondérante du président du conseil d’administration. L’arrêt 4A_531/2017 a ensuite admis un abus de majorité face à une augmentation de capital qui revenait à réduire la participation de l’actionnaire minoritaire de 30 à 2 %. Enfin, l’arrêt 4A_416/2022 portait sur une modification statutaire qui diminuait sans motif économique raisonnable le nombre de représentants d’un actionnaire minoritaire au conseil d’administration.
À notre sens, l’arrêt résumé ci-dessus confirme une approche restrictive de la notion d’abus de majorité, qui reste une exception au principe fondamental de la majorité en droit de la société anonyme (Vischer/Galli, Mehrheitsprinzip bei der Aktiengesellschaft?, RSDA 4/2025 p. 451 ss). Cette rigueur vise à préserver la stabilité des décisions de l’assemblée générale et éviter une instrumentalisation par la minorité de l’abus de droit pour contester toute décision défavorable.
Proposition de citation : Nadia Masson, La nullité des décisions de l’assemblée générale pour abus de majorité, in: https://lawinside.ch/1627/