EDF c. Espagne: Charte de l’énergie et arbitrage – le droit international prévaut sur le droit communautaire
L’art. 26 TCE déploie son régime d’arbitrage d’investissement à l’égard des litiges intra-européens ; les normes du droit de l’UE n’empêchent pas son application et n’écartent pas le consentement d’un État partie au traité à procéder à l’arbitrage (désaccord avec la jurisprudence de la CJUE).
Faits
Dans le courant des années 2000, l’Espagne adopte deux décrets destinés à mettre en œuvre des directives européennes. Ces décrets ont pour objectif de favoriser la production d’énergie renouvelable et fixent un prix d’achat déterminé pour des kilowattheures générés par des installations photovoltaïques qualifiées. Durant la période de validité des décrets, une société française acquiert douze installations photovoltaïques sur le territoire espagnol, toutes soumises à ce régime tarifaire attractif.
Ce mécanisme d’encouragement connaît un succès fulgurant et attire de nombreux investisseurs en quelques mois seulement. Il entraîne ce faisant un écart croissant, qualifié de déficit tarifaire, entre les frais d’accès à l’électricité (c’est-à-dire le montant payé par les clients pour leur consommation d’électricité) et les coûts réglementés du marché électrique espagnol, lesquels comprennent les frais liés aux mécanismes de soutien aux énergies renouvelables. Afin de lutter contre ce déficit, l’Espagne abroge les deux décrets en 2010 et 2013 ; elle les remplace par d’autres réglementations qui assurent un rendement raisonnable aux producteurs.
La société française initie en 2016 une procédure d’arbitrage à l’encontre de l’Espagne sur la base de l’art. 26 du Traité du 17 décembre 1994 sur la Charte de l’énergie (TCE). La sentence arbitrale donne partiellement raison à la société. L’Espagne forme un recours en matière civile contre cette sentence auprès du Tribunal fédéral, qui est amené avant tout à se prononcer sur l’arbitrabilité d’un litige intra-européen selon l’art. 26 TCE.
Droit
L’Espagne conteste la compétence du Tribunal arbitral sur la base de l’art. 190 al. 2 let. b LDIP. Cet argument s’autorise de l’idée selon laquelle l’art. 26 TCE n’est pas compatible avec le droit de l’UE ; selon la jurisprudence de la CJUE, ce dernier primerait le TCE en cas de conflit de normes.
Afin d’interpréter le TCE, le Tribunal fédéral se réfère à l’art. 31 de la Convention de Vienne sur le droit des traités (CV). Cette disposition impose de prendre en compte le contexte, l’objet et le but du traité pour l’interpréter. De plus, l’art. 31 para. 3 CV accorde une importance aux accords ultérieurs intervenus entre les parties sur l’interprétation du traité (let. a), des pratiques suivies quant à l’application du traité (let. b) ainsi que d’autres règles pertinentes du droit international (let. c).
La convention d’arbitrage qui lie la société et l’Espagne résulte du mécanisme qu’offre l’art. 26 TCE. Ce traité multilatéral permet aux investisseurs de recourir à l’arbitrage afin de régler les litiges qui découlent de l’application du TCE. L’art. 26 TCE prend la forme d’une « offre » de convention d’arbitrage que font les États parties au traité aux investisseurs. Ceux-ci acceptent l’offre d’arbitrage par acte concluant, c’est-à-dire lorsqu’ils déposent leur requête d’arbitrage. En l’espèce, la société – française – a introduit une requête d’arbitrage le 24 février 2016 ; la convention d’arbitrage serait a priori formellement venue à chef à ce moment-là.
À l’appui de son recours, l’Espagne se prévaut avant tout de la jurisprudence de la CJUE en matière d’arbitrage d’investissement intra-européen. Dans l’affaire Achmea (CJUE, République slovaque contre Achmea BV, Affaire C‑284/16) puis Komstroy (CJUE, République de Moldavie contre Société Komstroy, Affaire C-741/19), la CJUE a en effet considéré qu’il fallait interpréter l’art. 26 TCE comme n’étant pas applicable aux différends entre les États parties au traité et les investisseurs d’un autre État partie au traité.
Le Tribunal fédéral décide de s’écarter de la jurisprudence de la CJUE essentiellement pour deux raisons.
- Premièrement, le régime du droit de l’UE ne se déploie pas à l’égard des États ne faisant pas partie de l’UE ; il en va de même pour les tribunaux de cet État. Ainsi, la jurisprudence de la CJUE ne lie pas les juridictions suisses dans cette matière.
- Deuxièmement, il est vrai que le juge suisse s’en remet parfois à l’avis d’une juridiction suprême étrangère afin de régler une question qui porte sur l’application du droit étranger (ATF 142 III 296, consid. 2.2). Un tel mécanisme apparaît moins approprié lorsque le jugement étranger affirme la primauté du droit communautaire – celui de l’UE – sur un traité multilatéral – le TCE. En effet, en présence d’un conflit entre de telles règles, il se peut que l’autorité judiciaire mise en place par ladite communauté d’États soit tentée, comme l’a été la CJUE, d’affirmer la primauté de son droit sur celui issu de cet autre accord international, donnant ainsi à sa décision le caractère d’un plaidoyer pro domo. Le Tribunal fédéral souligne à ce titre la croisade que mènent les organes de l’UE contre de tels arbitrages internationaux.
Mettant ainsi en doute l’objectivité de la CJUE, le Tribunal fédéral décide de s’écarter de sa jurisprudence. Cela fait, il observe que l’art. 26 par. 3 point a) TCE prévoit que les États parties au traité donnent leur consentement inconditionnel à la soumission de tout différend à une procédure d’arbitrage. Cette expression démontre que les États parties au traité consentent sans limite à soumettre à l’arbitrage les litiges qui découlent de l’application du TCE. Les dispositions et textes auxquels l’Espagne fait référence dans son recours n’aboutissent pas à une conclusion différente ; ces derniers ne permettent pas d’interpréter l’art. 26 par. 3 point a) TCE comme étant inapplicable pour les litiges intra-européens. D’ailleurs, les négociations du TCE montrent que l’UE avait tenté d’introduire une clause qui écarterait les dispositions du TCE en cas de litiges entre États européens. Or, cette clause ne figure pas dans le texte finalement adopté. Le Tribunal fédéral retient donc que l’art. 26 TCE déploie son régime à l’égard des litiges intra-européens.
Reste à déterminer si l’Espagne peut opposer une absence de consentement à arbitrer le litige. La position de l’Espagne se fonde sur le raisonnement suivant : puisque les normes du TCE entrent en conflit avec les normes du droit communautaire (lesquelles priment celles du TCE), il faut en déduire que la portée du consentement de l’Espagne à arbitrer les litiges selon le TCE n’incluait pas les litiges intra-européens.
Cette opinion ne convainc pas le Tribunal fédéral. Ce dernier estime que l’éventuelle primauté du droit de l’UE sur le TCE s’examine selon l’art. 31 par. 3 point c) CV. Or, même si cette disposition permet de tenir compte de règles de droit international applicables entre les parties afin d’interpréter les textes internationaux, on ne saurait pour autant en déduire qu’une partie peut invoquer un autre engagement international – comme le droit de l’UE – pour réduire la portée de son engagement au traité. Au contraire, les normes de ce dernier s’interprètent de la même manière pour chacune des parties.
De l’avis du Tribunal fédéral, les normes de droit communautaire ne sauraient pas non plus primer celles du TCE, car elles ne réglementent pas la même matière : les premières organisent le fonctionnement de l’UE, alors que les secondes établissent un cadre juridique afin de promouvoir la coopération dans le domaine de l’énergie. De plus, l’art. 16 TCE contient une règle qui exclut toute interprétation d’un texte international ultérieur comme dérogeant à certaines dispositions du TCE, en particulier celles applicables en matière d’arbitrage. Ces éléments n’attestent pas d’une primauté du droit de l’UE sur les normes du TCE. En conséquence, l’Espagne ne peut pas soustraire son consentement à l’arbitrage qui se fonde sur l’art. 26 TCE en cas de litige intra-européen.
Partant, le Tribunal fédéral rejette le recours.
Note
- Le Tribunal fédéral contredit la CJUE
L’arrêt présenté ici prend le contrepied de la jurisprudence Komstroy (CJUE, République de Moldavie contre Société Komstroy, Affaire C-741/19). Pour les litiges TCE intra-européens, cette situation donne donc lieu à un régime à deux vitesses: l’art. 26 TCE s’applique aux arbitrages entamés devant un tribunal arbitral avec siège en Suisse mais pas avec siège dans un Etat soumis à la juridiction de la CJUE. Le Tribunal fédéral indique clairement avec cette jurisprudence que la place d’arbitrage suisse peut servir d’accueil aux parties qui souhaiteraient échapper à la jurisprudence Komstroy. Il leur suffirait de situer le siège arbitral de leur litige en Suisse.
D’un point de vue méthodologique, l’argumentation développée par le Tribunal fédéral nous paraît tout à fait défendable. On peut toutefois regretter que notre Haute Cour remette aussi explicitement en cause l’objectivité – et donc le professionnalisme – des juges européens. Le Tribunal fédéral parle de croisade menée par l’Union Européenne contre l’arbitrage d’investissement et qualifie l’arrêt Komstroy de plaidoyer pro domo. Seulement deux semaines après que la Confédération suisse et l’Union européenne ont repris leur négociations en vue de stabiliser la relation Suisse-UE, on peut se demander si une critique aussi frontale de la démocratie européenne était nécessaire.
On relèvera par ailleurs que la France est sortie du TCE le 8 décembre 2023 en partie pour des raisons inhérentes à la préservation du climat; le régime d’arbitrage prévu par le TCE faisait partie des mécanismes décriés par notre voisin français. La Pologne, l’Espagne, les Pays-Bas, l’Allemagne, la Slovénie et le Luxembourg ont annoncé un souhait de se retirer pour des raisons similaires. Lorsque le Tribunal fédéral regrette la « croisade » menée par certains pays européens contre l’arbitrage international, il ne juge pas utile d’identifier les raisons pour lesquels l’Europe peut connaître certaines résistances face à l’arbitrage en matière d’énergie. La réponse est en partie climatique, ce que le Tribunal fédéral ignore dans son arrêt et ce, malgré le fait que la CourEDH ait condamné la Suisse trois semaines plus tôt pour inaction climatique.
- Les griefs tirés de l’obligation de délibération des arbitres et de l’indépendance d’un arbitre
En plus de l’argument d’incompétence décrit ci-dessus, l’Espagne soulève deux autres objections qui méritent d’être relevées.
Elle commence par soulever un défaut de délibérations. Les arbitres n’auraient pas suffisamment discuté d’une sentence arbitrale rendue dans une affaire similaire ; ce grief se fonde alternativement sur l’art. 190 al. 2 let. a, b et e LDIP.
Délibérer constitue un devoir crucial des arbitres notamment afin de respecter le droit d’être entendu des parties. La LDIP ne détermine pas quelle forme doit prendre le délibéré. Le point essentiel est qu’il doit permettre aux arbitres d’exprimer leurs opinions et de se prononcer sur celles de leurs collègues (ATF 128 III 234, consid. 3b/aa).
En l’espèce, deux passages de la sentence attaquée indiquent clairement que les arbitres ont discuté des implications de l’autre affaire. Le fait que l’arbitre désigné par l’Espagne estime – dans son opinion dissidente – que l’autre sentence arbitrale n’a pas suffisamment été discutée n’atteste pas d’une violation du devoir de délibéré. Partant ce grief est infondé.
Ensuite, L’Espagne soulève un manque d’indépendance et d’impartialité de la part du président de la composition arbitrale. Ce dernier avait en effet présidé une autre affaire similaire dans laquelle l’Espagne était également partie. Or, la sentence arbitrale attaquée reprend au mot près la motivation de cette précédente affaire. cette configuration serait selon l’Espagne la démonstration que l’opinion du président était déjà définitivement formée au moment de statuer sur l’arbitrage.
Le Tribunal fédéral rejette cet argument. En effet, l’Espagne était partie aux deux procédures arbitrales. Elle avait ainsi connaissance que ces dernières partageaient des problématiques juridiques semblables et que le même arbitre œuvrait en qualité de président au sein de celles-ci. L’autre sentence ayant été rendue en octobre 2022, l’Espagne aurait dû soulever le grief d’impartialité à ce moment-là plutôt que d’attendre une issue défavorable dans la présente affaire. Au demeurant, il n’apparaît pas choquant que des problèmes juridiques semblables apportent une solution identique alors qu’une même personne préside les tribunaux arbitraux.
Proposition de citation : Arnaud Nussbaumer-Laghzaoui, EDF c. Espagne: Charte de l’énergie et arbitrage – le droit international prévaut sur le droit communautaire, in: https://lawinside.ch/1434/