Le fardeau de la preuve en cas d’adjudication de gré à gré (revirement de jurisprudence)
Il appartient à l’autorité adjudicatrice, et non à l’entreprise qui n’a pas été choisie, de prouver l’absence de solutions alternatives adéquates lorsque celle-ci fonde la renonciation à un appel d’offre (adjudication de gré à gré). A l’appui de sa qualité pour recourir, l’entreprise non choisie peut se limiter à rendre vraisemblable qu’elle est fournisseuse potentielle de la prestation concernée. Le Tribunal fédéral revient ainsi sur sa jurisprudence dite « Microsoft » (ATF 137 II 313).
Faits
L’Etat de Vaud utilise de longue date le logiciel d’une société argovienne pour la gestion de son service des automobiles et de la navigation. En 2021, la Direction générale cantonale du numérique et des systèmes d’information décide d’acquérir la nouvelle version de ce logiciel et de prolonger sa collaboration avec la prestataire argovienne jusqu’en 2034, pour un prix total supérieur à CHF 45 millions.
Une entreprise saint-galloise commercialisant un logiciel similaire interpelle l’Etat de Vaud pour savoir pourquoi l’adjudication a eu lieu sans appel d’offres. La Direction générale compétente explique que les prestations reçues jusqu’ici de l’adjudicataire argovienne donnent pleine satisfaction et que l’acquisition de la nouvelle version de son logiciel constitue la solution la plus fonctionnelle et économique pour le canton. Ce dernier ne souhaite changer ni de solution, ni de fournisseur.
L’entreprise saint-galloise recourt contre la décision d’adjudication. Le Tribunal cantonal vaudois admet le recours et renvoie la cause à la Direction générale du numérique pour qu’elle mène un appel d’offres, conformément à la procédure ordinaire en matière de marché public.
Sur recours de l’adjudicataire argovienne, le Tribunal fédéral est appelé à clarifier qui doit prouver l’inexistence de solutions de rechange adéquates justifiant l’adjudication d’un marché public de gré à gré plutôt que dans le cadre d’un appel d’offres.
Droit
Sous l’angle de la recevabilité, une décision cantonale concernant un marché public n’est susceptible de recours en matière de droit public devant le Tribunal fédéral que, cumulativement, si elle soulève une question juridique de principe et si la valeur du marché litigieux dépasse certains seuils (art. 83 let. f LTF). En l’espèce, le prix des prestations adjugées s’élève à plus de CHF 45 millions, excédant ainsi largement les valeurs seuils visées à l’art. 83 let. f LTF. La question litigieuse du cas d’espèce se rapporte à la répartition du fardeau de la preuve s’agissant de l‘absence de solution alternative adéquate, susceptible de fonder le recours à une procédure de gré à gré. Le Tribunal fédéral a déjà tranché cette question dans l’ATF 137 II 313 (arrêt dit « Microsoft« ). Cet arrêt a toutefois été largement critiqué en doctrine. Plusieurs juridictions, notamment le Tribunal administratif fédéral, la Cour de Justice du Canton de Genève et (dans l’affaire faisant l’objet du recours) le Tribunal cantonal vaudois, s’en sont expressément écartées. Ceci crée une incertitude juridique caractérisée. Le Tribunal fédéral admet ainsi que la question topique constitue une question juridique de principe. Le recours en matière de droit public est dès lors recevable.
Sur le fond, les marchés publics sont en principe adjugés dans le cadre d’une procédure d’appel d’offres. Exceptionnellement, l’autorité adjudicatrice peut renoncer à un appel d’offres et adjuger le marché de gré à gré. Tel est notamment le cas lorsqu’un seul soumissionnaire entre en considération en raison des spécificités du marché et qu’il n’y a aucune solution de rechange adéquate. Ceci vaut tant en vertu de l’ancienne Loi vaudoise sur les marchés publics (aLMP-VD) et de son règlement d’application (aRLMP-VD), qui mettent en oeuvre l’ancien Accord intercantonal sur les marchés publics (aAIMP) et s’appliquent en l’espèce, que de la Loi fédérale sur les marchés publics (LMP).
L’existence d’une solution de rechange adéquate constitue un fait de double pertinence. En effet, lors d’une adjudication de gré à gré, seules les entreprises qui sont des soumissionnaires potentiels – c’est-à-dire qui offrent des prestations susceptibles de satisfaire aux exigences de l’autorité adjudicatrices – revêtent la qualité pour recourir. Au demeurant, l’existence ou non d’une solution de rechange adéquate détermine, sur le fond, si le recours à une procédure de gré à gré est licite.
Dans sa jurisprudence Microsoft (ATF 137 II 313), le Tribunal fédéral a retenu que l’entreprise non choisie supportait le fardeau de la preuve quant à l’existence d’une solution de rechange, que cette question soit examinée au stade de la recevabilité (qualité pour recourir) ou du fond. Cette solution s’appuyait notamment sur un raisonnement selon lequel requérir du pouvoir adjudicateur la preuve de l’inexistence de solutions alternatives adéquates reviendrait à exiger la preuve d’un fait négatif et, en pratique, imposerait à l’autorité de demander des offres à plusieurs prestataires, ce qui viderait la procédure de gré à gré de son sens. En outre, l’existence de solutions de rechange serait pour l’entreprise non choisie un fait générateur de droit, puisqu’elle lui ouvrirait la possibilité de participer à une procédure d’appel d’offres. Il se justifierait dès lors d’imposer le fardeau de la preuve à l’entreprise non choisie (art. 8 CC).
La doctrine majoritaire a largement critiqué cet arrêt et, comme précédemment évoqué, plusieurs juridictions fédérales et cantonales – y compris le Tribunal cantonal vaudois dans le cadre de l’arrêt attaqué – s’en sont expressément écartées. Les sources pertinentes soulignent notamment que la jurisprudence Microsoft méconnaît le fait que seule l’autorité adjudicatrice peut déterminer quelles solutions sont aptes à satisfaire ses besoins. En faisant peser l’entier du fardeau de la preuve sur l’entreprise non choisie, elle exonère l’autorité adjudicatrice de son obligation – pourtant centrale en droit des marchés publics – de définir, de façon objective, les spécifications du marché public pertinent. Par ailleurs, la solution retenue par le Tribunal fédéral s’écarte de l’approche européenne (Par. 50 du Préambule de la Directive 2014/24/UE et CJUE, 16.06.2022, Obshtina Razlog, aff. C-376/21, par. 69), dont le législateur suisse cherche pourtant à s’inspirer, et va à l’encontre de certains engagements internationaux de la Suisse, y compris l’art. XIII de l’Accord sur les marchés publics négocié dans le cadre de l’OMC. Enfin, lors de la récente révision du droit des marchés publics (art. 56 al. 4 LMP et art. 56 al. 5 AIMP), la Confédération et les cantons ont choisi de ne codifier que partiellement la jurisprudence Microsoft, ce qui démontre qu’elle n’est pas en adéquation avec les conceptions juridiques actuelles en la matière.
Dans ces circonstances, le Tribunal fédéral retient que les critiques doctrinales et jurisprudentielles sont fondées et qu’il y a lieu d’infirmer la jurisprudence Microsoft. Le pouvoir adjudicateur, et non l’entreprise non choisie, supporte le fardeau de la preuve quant à l’absence de solutions de rechange adéquates permettant sur le fond l’adjudication de gré à gré. A l’appui de sa qualité pour recourir, l’entreprise non choisie peut se contenter d’alléguer de manière crédible être fournisseuse potentielle de la prestation souhaitée.
En l’espèce, l’instance précédente a retenu que la Direction vaudoise compétente n’avait pas prouvé de façon satisfaisante l’inexistence de logiciels alternatifs pour la gestion de son service des automobiles et de la navigation, mais s’était contentée de souligner le caractère satisfaisant des services de sa prestataire existante et ses préoccupations quant à une éventuelle migration informatique. La recourante apparaissait au demeurant comme une prestataire potentielle crédible, le Canton de Zurich ayant récemment choisi ses services pour des prestations similaires. Il s’agit là d’éléments de fait, revus par le Tribunal fédéral sous l’angle restreint de l’arbitraire. Or, on ne voit pas que le Tribunal cantonal vaudoise aurait ainsi versé dans l’arbitraire.
Partant, le Tribunal fédéral rejette le recours et confirme la décision du Tribunal cantonal vaudois selon laquelle l’autorité adjudicatrice doit procéder à un appel d’offres.
Proposition de citation : Emilie Jacot-Guillarmod, Le fardeau de la preuve en cas d’adjudication de gré à gré (revirement de jurisprudence), in: https://lawinside.ch/1383/