Séquestre : le blanchiment d’argent fondant un lien suffisant avec la Suisse
ATF 148 III 377 | TF, 11.07.2022, 5A_709/2018*
Des actes de blanchiment d’argent commis en Suisse suite à des infractions pénales à l’étranger peuvent fonder un « lien suffisant avec la Suisse » au sens de l’art. 271 al. 1 ch. 4 LP et donc justifier un séquestre.
Faits
Dans le cadre d’une procédure pénale ouverte en Italie, le Tribunal de Milan acquitte l’un des prévenus (ressortissant américain résidant aux Etats-Unis) en raison de la prescription de l’infraction d’appropriation illégitime lui étant reprochée. Après la confirmation de ce jugement par toutes les instances italiennes, deux sociétés poursuivantes requièrent le séquestre d’environ EUR 150 millions déposés sur un compte auprès d’une banque à Lugano, dont les titulaires sont des sociétés contrôlées par le prévenu. Les fonds constitueraient le produit des infractions commises en Italie. Avant d’être transférés sur le compte suisse, les fonds auraient fait l’objet d’un transfert auprès d’une banque en Irlande. Dans un premier temps, le juge compétent octroie le séquestre et exige le paiement de sûretés. Par la suite, sur opposition des sociétés séquestrées, le juge annule le séquestre. L’instance d’appel renverse ce jugement et prononce le séquestre en révoquant la demande de sûretés. Cet arrêt fait l’objet d’un recours au Tribunal fédéral par les sociétés séquestrées. La question à trancher est en particulier celle de savoir quelles sont les exigences du « lien suffisant avec la Suisse » dans le cadre de l’art. 271 al. 1 ch. 4 LP.
Droit
À teneur de l’art. 271 al. 1 ch. 4 LP, le créancier d’une dette échue et non garantie par gage peut requérir le séquestre des biens du débiteur qui se trouvent en Suisse lorsque le débiteur n’habite pas en Suisse et qu’il n’y a pas d’autre cas de séquestre, pour autant que la créance ait un lien suffisant avec la Suisse ou qu’elle se fonde sur une reconnaissance de dette.
Les sociétés poursuivantes motivent le séquestre par le fait que les éléments constitutifs de l’infraction d’appropriation illégitime (art. 137 CP) seraient réunis et que les effets de cette infraction se sont déployés en Suisse par le transfert du produit de l’infraction sur le compte bancaire séquestré.
Pour leur part, les sociétés recourantes estiment que le jugement italien serait insuffisant pour fonder le séquestre des fonds en Suisse. À cet égard, elles reprochent à l’instance cantonale d’être tombée dans l’arbitraire en retenant que le « lien suffisant avec la Suisse » pouvait être fondé sur l’infraction de blanchiment d’argent (art. 305bis CP) vraisemblablement commise par le transfert de fonds du compte bancaire en Irlande sur le compte objet de la procédure suisse. De leur point de vue il n’y aurait aucun élément indiquant la volonté de dissimuler les fonds, et donc aucun acte de blanchiment.
Parmi les critères fondant un « lien suffisant avec la Suisse », la jurisprudence se réfère aux points de rattachement fondant la compétence des tribunaux suisses ou l’application du droit suisse tels que prévus par le droit international privé. Le juge du séquestre peut s’y référer même lorsque, dans le cas concret, ni la compétence d’une autorité suisse ni l’application du droit suisse n’entre en considération. Il n’est d’ailleurs pas nécessaire que le lien avec la Suisse prévale sur celui avec d’autres États. Néanmoins, la seule présence de biens du débiteur en Suisse n’est pas suffisante. En l’espèce, l’instance cantonale s’est fondée sur les art. 129 ss LDIP applicables aux actes illicites, en excluant toutefois le fait que l’appropriation illégitime avait déployé des effets en Suisse compte tenu du transfert préalable de fonds sur un compte en Irlande.
Le poursuivant a la charge de la preuve (par titres) en ce qui concerne le cas de séquestre applicable. Ainsi, si le lien avec la Suisse consiste en la commission d’actes de blanchiment d’argent, il appartient au poursuivant de rendre vraisemblables les éléments constitutifs de cette infraction (art. 305bis CP). En particulier, si l’infraction à l’origine du blanchiment a été commise à l’étranger, celle-ci ne doit pas être prescrite au moment des actes de blanchiment et les biens en question doivent être confiscables (ATF 145 IV 335).
Dans le cas particulier, le Tribunal fédéral retient que l’instance cantonale a dépassé son pouvoir d’examen dès lors que, dans son raisonnement, elle ne s’est pas arrêtée à l’infraction d’appropriation illégitime sur laquelle les sociétés poursuivantes fondaient le lien avec la Suisse. Elle a au contraire examiné d’office d’autres liens de rattachement en analysant l’infraction de blanchiment d’argent vraisemblablement commise en Suisse. En poursuivant d’office à cette analyse alors que les sociétés poursuivantes se référaient exclusivement à l’appropriation illégitime pour fonder le lien suffisant avec la Suisse, l’instance cantonale a violé l’interdiction de l’arbitraire. Le Tribunal fédéral admet ainsi le recours des sociétés titulaires des comptes et annule le séquestre.
Note
Cet arrêt semble reconnaître la possibilité de requérir un séquestre lorsque la créance du poursuivant se fonde sur un acte illicite commis à l’étranger et que des actes de blanchiment d’argent ont été commis en Suisse. Le Tribunal fédéral se réfère à l’arrêt de principe ATF 129 IV 322 rendu en matière pénale dans lequel il avait retenu que l’infraction de blanchiment d’argent protège également les intérêts patrimoniaux de ceux qui sont lésés par le crime préalable. C’est sur cette base qu’il conclut qu’« il n’est pas exclu qu’un acte de blanchiment d’argent puisse constituer un acte illicite selon l’art. 41 ss CO et que la créance du lésé puisse avoir un lien suffisant avec la Suisse en vertu des critères de rattachement des art. 129 ss LDIP ». Dans le même contexte, le Tribunal fédéral rappelle que la seule présence de biens du débiteur en Suisse n’est pas un lien suffisant. Dans tous les cas, il appartient au créancier de rendre vraisemblable par titres (compte tenu de la procédure sommaire applicable) qu’il n’existe pas d’autres cas de séquestre et que les éléments constitutifs de l’infraction de blanchiment d’argent sont réunis. Il faut en particulier (i) que l’acte soit propre à entraver la confiscation des biens, (ii) que l’infraction préalable au blanchiment n’ait pas été prescrite (selon le droit étranger) et (iii) que les valeurs patrimoniales eussent pu être confisquées selon le droit étranger en vigueur au moment de la commission des actes de blanchiment. Dans le cas objet de cet arrêt, le créancier n’a pas démontré ces éléments. Il avait en effet justifié le séquestre par les effets en Suisse (transfert des fonds sur un compte en Suisse) de l’infraction d’appropriation illégitime commise à l’étranger (laquelle était toutefois prescrite).
Proposition de citation : Simone Schürch, Séquestre : le blanchiment d’argent fondant un lien suffisant avec la Suisse, in: https://lawinside.ch/1261/