L’acquittement des activistes du climat à Lausanne

TPol Arr. Lausanne, 13.01.2020, PE19.000742 (non entré en force)

Une manifestation contre le changement climatique peut constituer un état de nécessité licite nécessaire à préserver les intérêts privés d’individus exposés aux conséquences du réchauffement climatique. 

Faits

Un groupe composé de 20 à 30 personnes environ pénètre dans le hall d’entrée d’un bâtiment de la banque Crédit Suisse dans le but de manifester contre le changement climatique et plus spécifiquement contre les investissements faits par la banque dans les énergies fossiles. Le but des manifestants est d’attirer l’attention de l’opinion publique sur ces questions, notamment en dénonçant la participation de Roger Federer à l’image publicitaire de cette banque. Ils miment ainsi une partie de tennis dans les locaux de Crédit Suisse sans empêcher pour autant les clients de la banque d’accéder aux services de celle-ci. Une heure environ après leur entrée dans les locaux de la banque, la police sort une partie des  manifestants en les portant.

Crédit Suisse dépose plainte pénale contre une dizaine de manifestants pour violation de domicile. Les prévenus s’opposent à l’ordonnance pénale les condamnant, estimant avoir agi dans un état de nécessité licite au sens de l’art. 17 CP. Le Tribunal de Police de Lausanne est ainsi amené à trancher la question de savoir si tel est bien le cas.

Droit

Le Tribunal commence par relever que l’état de nécessité intervient chaque fois qu’un bien juridique est placé dans une situation de danger pouvant être écartée uniquement par la lésion d’un bien juridique appartenant à autrui. Il relève ensuite que seul un danger imminent peut justifier une telle atteinte. Par ailleurs, conformément au principe général de la proportionnalité, le danger doit être impossible à détourner autrement. Au demeurant, l’acte incriminé doit correspondre à un moyen nécessaire et proportionné, à même d’atteindre le but visé, et peser manifestement moins lourd que les intérêts que l’auteur cherche à sauvegarder.

Sur la base de rapports rédigés par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) et des propos de la Professeure Seneviratne, climatologue à l’EPFZ, le Tribunal commence par reconnaître l’existence d’un danger :

« Le réchauffement climatique est réel et anthropique. L’effet de serre associé à la présence dans l’atmosphère notamment de CO2, qui absorbe une partie du rayonnement infrarouge émis par la surface de la terre et agit ainsi comme une sorte de couverture, est certes connu depuis une centaine d’années. En raison des émissions de ces gaz à effet de serre produites par les activités humaines, la température globale de la Terre est actuellement plus chaude de 1°C en moyenne par rapport à la période préindustrielle […]. [L]es émissions humaines sont responsables de la totalité du réchauffement global observé depuis la seconde moitié du 20e siècle […]. De ce réchauffement avéré découle des conséquences dangereuses pour l’humanité, telles que notamment la fonte des glaces, la montée des eaux [qui si elle atteint un certain seuil engloutira des villes comme San Francisco, Miami, Rio de Janeiro ou Shanghai ou encore les Pays-Bas], la désertification, l’acidification des océans et l’augmentation des événements extrêmes ».

Le Tribunal précise que le niveau d’accord au sein de la communauté́ scientifique sur ce sujet est de l’ordre de 97 à 99 %.

Le Tribunal reconnaît ensuite l’imminence de ce danger. Il construit son argumentation autour des termes de l’Accord de Paris sur le climat du 12 décembre 2015. Ratifié par 196 États, dont la Suisse, cet accord prévoit de contenir le réchauffement climatique «bien en dessous de 2°C par rapport aux niveaux préindustriels» et si possible de viser à «poursuivre les efforts pour limiter la hausse des températures à 1,5°C». Or, le Tribunal relève que la Suisse connaît actuellement un réchauffement climatique de 2° ce qui entraîne «la fonte presque systématique des glaciers des Alpes suisses, voire parfois leur disparition, comme dans le cas du glacier du Pizol, dans le canton de Saint-Gall, ou la situation de catastrophes forestières observées dans le Jura en particulier en Ajoie». Le Tribunal relève encore qu’«il y a deux échéances clés dans les scénarios du GIEC pour [éviter les conséquences catastrophiques évoquées ci-dessus] : la première est que les émissions de CO2 doivent diminuer de moitié d’ici 2030 et la seconde vise à atteindre un budget neutre d’ici 2050». Or la Suisse ne s’achemine pas vers ces objectifs, loin s’en faut. Partant, le Tribunal considère qu’on ne saurait plus attendre pour enrayer le réchauffement climatique et donc reconnaît l’imminence du danger.

Le Tribunal examine ensuite la mesure dans laquelle ce danger aurait pu être détourné autrement que par l’occupation illicite des locaux de Crédit Suisse. Il relève d’abord que cette occupation avait pour but d’attirer l’attention du public de façon générale sur la problématique du réchauffement et plus spécifiquement sur l’implication de la place financière suisse, dont les banques, dans celui-ci en raison de leurs investissements dans les énergies fossiles. À la question de savoir si, par des moyens alternatifs, les manifestants auraient pu attirer l’attention du public dans la même mesure et ainsi contribuer à détourner le danger exposé ci-dessus, le Tribunal répond par la négative. En effet,

  • Une manifestation (ordinaire) sur la voie publique n’aurait pas eu le même retentissement que la manifestation incriminée.
  • De même, une prise de contact formelle avec la banque pour lui faire part de critiques à son encontre et obtenir en retour des déterminations aurait elle aussi été inefficace. En effet, les prévenus ont démontré avoir procédé à une telle démarche (sans succès) avant d’entreprendre leur manifestation.
  • Le Tribunal considère par ailleurs que le recours à des moyens politiques est également inefficace. Le Tribunal relève en effet que depuis 5 ans des parlementaires fédéraux ont interpellé le Conseil fédéral sur l’urgence climatique sans que celui-ci ne réagisse différemment que par «des déclarations d’intention inoffensives, voire lénifiantes, contredites par la réalité financière, scientifique ou politique». Selon le Tribunal donc, le monde politique n’offre pas les moyens appropriés pour répondre à l’urgence relative au réchauffement climatique.
  • Enfin, le Tribunal considère que le cadre légal permettant de lutter contre le réchauffement climatique existe en réalité certes déjà, en tout cas dans les textes fondamentaux mais qu’il n’est pas suffisamment respecté et qu’il n’existe pas de moyens juridiques à disposition des prévenus pour exiger ce respect.

Partant, le Tribunal considère que les prévenus ne disposaient pas de moyens alternatifs pour attirer l’attention du public et ainsi contribuer à limiter le réchauffement climatique.

Concernant la sauvegarde d’un intérêt prépondérant, le Tribunal retient que les biens que les manifestants ont cherché à protéger dans leur action sont la préservation du climat et de l’environnement et par ce biais la sauvegarde de leur droit personnel à la santé et à la vie. Quant au bien lésé, il s’agit de la liberté pour Crédit Suisse d’user comme elle l’entend de ses locaux. Le Tribunal relève que la lésion de ce droit a consisté en une occupation partielle et temporaire du hall de la banque ouvert au public et demeuré malgré cela accessible à la clientèle selon le cours ordinaire des affaires de la banque. La pesée des intérêts en présence est donc indiscutablement en faveur des biens que les prévenus ont cherché à protéger.

Au vu de ce qui précède, le Tribunal reconnaît que les manifestants ont agi dans un état de nécessité licite et ainsi les acquitte.

Note

Pour la première fois en Suisse, un tribunal reconnaît l’existence d’un état de nécessité climatique. À travers le monde, d’autres tribunaux ont également pris ce virage. On pense notamment à deux décisions péruviennes (les arrêts Bagua [2009. Mix court of the Datem del Marañon district. Case: 2008-00109-0-1903-SP-PE-2] et Angoas [2016. Court of Appeals of Amazonas. Case: 00194-2009 (0163-2013)]) qui reconnaissent la nécessité de préserver la forêt amazonienne et ont ainsi acquitté des groupes d’activistes climatiques. On pense par ailleurs à une décision new-yorkaise de 1991 (déjà) où le Tribunal avait reconnu qu’un groupe de manifestants bloquant la circulation sur le pont Queensboro pour protester contre la pollution de l’air agissait en état de nécessité licite (People v. Grey cité par Long/Hamilton, The Climate Necessity Defense: Proof and Judicial Error in Climate Protest Cases, Stanford Environmental Law Journal [vol. 38:57], p. 75).

L’invocation d’un état de nécessité licite pour justifier les actions de manifestants a déjà une longue histoire et a connu certains beaux succès, en particulier aux États-Unis, notamment par les mouvements de protestation contre l’utilisation d’armes nucléaires (State v. Mouer, cité dans Long/Hamilton, The Climate Necessity Defense: Proof and Judicial Error in Climate Protest Cases, Stanford Environmental Law Journal [vol. 38:57], p. 74) ou contre l’usage de la force gouvernementale qu’elle soit militaire ou non (cf. not. l’acquittement d’Amy Carter [fille du Président Jimmy Carter] en 1987). Plus récemment, un activiste climatique a bloqué un train transportant du charbon et du pétrole. Le 20 janvier 2020, dans une lettre adressée au pouvoir judiciaire de l’État de Washington, 122 professeur(e)s de droit états-uniens ont développé un argumentaire destiné à soutenir le droit de l’activiste à se prévaloir d’un état de nécessité climatique.

L’arrêt du Tribunal de police de Lausanne présenté ci-dessus n’a pas suscité le même enthousiasme auprès du monde académique suisse romand. En effet, il a fait l’objet dans la presse de plusieurs critiques. Nous revenons ici sur ces critiques et proposons une série de contre-critiques dans l’espoir d’offrir de nouvelles pistes de réflexion.

La critique relative à l’imminence du danger

D’aucuns ont relevé que le Tribunal de police n’aurait pas dû reconnaître le caractère imminent du danger climatique. Dans sa décision, le Tribunal se fonde sur l’ATF 122 IV 1 pour définir le danger imminent comme étant un danger «ni passé ni futur, mais actuel et concret». Le Tribunal de police a particulièrement bien choisi son arrêt et aurait probablement gagné à en développer un peu davantage le contenu. En effet, dans son ATF 122 IV 1, le Tribunal fédéral prend bien le soin de rappeler que l’art. 17 CP porte sur l’imminence d’un danger et non d’une attaque (comme c’est le cas de l’art. 15 CP qui traite de légitime défense) : «Une attaque est une agression, un danger est un risque d’agression » (ATF 122 IV 1, c. 3a). En d’autres termes, l’application de l’art. 17 CP suppose de démontrer l’imminence de l’exposition à une atteinte et non l’imminence d’une atteinte. C’est précisément ce qu’ont pu démontrer les manifestants et d’ailleurs, le 30 janvier 2020, soit 17 jours après la décision du Tribunal de police, la RTS titrait «[u]n glacier toujours plus instable menace les habitants de Randa (VS)» et expliquait que «la menace se précis[ant] de plus en plus: une partie du glacier du Weisshorn devrait bientôt s’effondrer et les habitants se préparent à être évacués à tout moment». Le 13 janvier 2020, il existait donc bien un danger imminent.

Mais l’ATF 122 IV 1 ne s’arrête pas là. Le Tribunal fédéral y précise que «le danger actuel peut être prolongé, permanent, continu ou durable (Dauergefahr). Il existe lorsque le péril peut à tout moment se concrétiser […]. [F]ace à un danger permanent, la notion de proximité de l’atteinte (gegenwärtig) est interprétée plus largement et s’étend à des situations où cette atteinte paraît nettement plus éloignée dans le temps que celle qui résulterait d’une attaque au sens de la légitime défense» (ATF 122 IV 1, c. 3b). Le danger climatique est sans doute un danger permanent. Partant, son caractère imminent peut être admis avec plus de souplesse, ce que le Tribunal de police a fait à notre avis à juste titre.

On relèvera encore ici que, lorsqu’un comportement cause un danger qui ne se produira que bien plus tard (comme c’est le cas du danger climatique) une exigence trop stricte du caractère imminent du danger pourrait générer une situation absurde de catch 22. En effet, si l’on se prévaut d’un danger à l’instant t (en avance), le danger ne sera pas qualifié d’imminent ; en revanche, s’il l’on s’en prévaut à l’instant t+1, le danger sera certes imminent mais il sera trop tard pour y parer. C’est ce qu’a bien compris le Tribunal fédéral en offrant aux tribunaux la possibilité de qualifier un danger de permanent et de reconnaître ainsi plus facilement une application de l’état de nécessité climatique.

La critique relative à l’absence d’intérêts privés des manifestants

D’aucuns ont relevé que le bien juridique protégé par les manifestants est un bien purement collectif (l’environnement) et que partant l’art. 17 CP ne saurait s’appliquer. Le Tribunal de police a pour sa part considéré, à notre sens à juste titre, que les manifestants, en protégeant le climat et l’environnement, ont préservé leur droit personnel à la santé et à la vie.

L’art. 17 CP s’applique également lorsque le bien protégé appartient à un tiers. Or, pour reprendre l’exemple évoqué ci-dessus, par leur action, les manifestants ont protégé les intérêts d’habitants se trouvant dans une situation semblable à celle des habitants de la commune de Randa en Valais. En effet, si l’action des manifestants permet (même dans une infime mesure) de mitiger le réchauffement climatique et ainsi d’éviter que, par l’effet de la fonte des glaciers, des villages soient menacés d’être ensevelis sous des tonnes de glaces, ils préservent des intérêts privés (la vie et la propriété) très concrets. Ils préservent par ailleurs notamment les intérêts privés des habitants de San Francisco, Miami, Rio de Janeiro, Shanghai ou encore les Pays-Bas évoqués par le Tribunal de police.

Refuser d’appliquer dans le cas d’espèce l’art. 17 CP sous prétexte que les intérêts privés précités sont tellement nombreux qu’ils doivent en fait être qualifiés d’intérêt collectif reviendrait à dire que le bien juridiquement protégé en l’espèce est tellement important qu’il ne peut pas être protégé par des actes de nécessité et qu’il aurait fallu que ce bien juridique soit moins important pour être protégé. On ne peut qu’espérer ici qu’aucun tribunal suisse ne saura soutenir un tel raisonnement.

L’argument de la pente savonneuse

L’argument de la pente savonneuse consiste à prétendre qu’un compromis donné doit être refusé car il amorcerait une réaction en chaine de conséquences de plus en plus graves qui conduirait progressivement mais fatalement à une catastrophe (source : wikipedia).

Certains se sont inquiétés du fait que la décision du Tribunal de police de Lausanne pourrait justifier des délits toujours plus graves pouvant aller jusqu’à des dommages à la propriété.

On relèvera d’abord que l’argument de la pente savonneuse est soulevé presque uniquement lorsqu’un tribunal se montre clément envers les prévenus. On ne l’entend très peu (pour ne pas dire jamais) lorsque, par exemple, un tribunal fait un usage très souple du principe de présomption d’innocence pour condamner un prévenu.

On ne saurait ici oublier que, si par l’effet de l’art. 17 CP, des activistes climatiques peuvent échapper à une sanction pénale, ils restent soumis aux règles de la responsabilité civile et en particulier de l’art. 52 CO lequel prévoit que «le juge détermine équitablement le montant de la réparation due par celui qui porte atteinte aux biens d’autrui pour se préserver ou pour préserver un tiers d’un dommage ou d’un danger imminent». Partant, quand bien même les tribunaux admettraient largement une application de l’art. 17 CP en cas d’état de nécessité climatique, le potentiel de dérapages nous semble extrêmement faible ; l’art. 52 CO permettant d’obtenir réparation au besoin jouant ici un rôle dissuasif. C’est d’ailleurs précisément ce qui ressort du Message du Conseil fédéral : «l’excuse de l’état de nécessité peut être admise dans un assez grand nombre de cas, d’autant plus que l’obligation d’indemniser vient agir ici comme un correctif» (FF 1918 IV 1, p. 13).

En tout état de cause, l’application de l’art. 17 CP suppose une pesée des intérêts (entre le bien lésé et le bien que le prévenu cherche à sauvegarder), ce qui constitue un garde-fou amplement suffisant dans la mesure où il laisse au juge un pouvoir d’appréciation important. La particularité du cas traité par le Tribunal de police de Lausanne tient au fait qu’il compare l’infiniment petit à l’infiniment grand. Il porte en effet sur une situation où le bien lésé consiste en une violation de domicile d’une heure dans un espace ouvert au public, et où, en comparaison, les biens protégés sont la vie, l’intégrité corporelle et la propriété potentiellement de millions de personnes (lesquelles sont menacées par le réchauffement climatique, lequel est accéléré par les investissements importants de Crédit Suisse dans les énergies fossiles [selon Greenpeace, celle-ci aurait financé l’émission de plus de 80 millions de tonnes de gaz à effet de serre en 2017]). Il s’agit donc ici de comparer l’utilisation illicite durant une heure d’un seul local appartenant à une société qui possède des locaux dans près de 60 pays, avec l’émission de 80 millions de tonnes de gaz à effet de serre par année. Si l’on divise la valeur du bien atteint (une violation de domicile d’une heure) par la valeur du bien protégé (la vie, l’intégrité corporelle et la propriété de millions d’individus), le quotient tend vers zéro. Dans une telle situation, on a de la peine à imaginer que la décision du Tribunal de police puisse un jour constituer un précédent pour des situations où un tel quotient ne tendrait pas vers zéro. Partant, en rendant sa décision, le Tribunal de police ne s’est pas aventuré sur une pente savonneuse.

Une remarque conclusive

En 2002, dans un ATF 129 IV 6, JdT 2005 IV 215 où le Tribunal fédéral devait examiner si des militants de Greenpeace protégeaient des intérêts légitimes en bloquant une centrale nucléaire, notre Haute Cour a considéré que «[d]ans un Etat de droit démocratique, les buts politiques et idéaux doivent en principe être poursuivis par des moyens politiques, respectivement par la voie juridique. Le seul fait que les possibilités politiques et juridiques légales semblent épuisées et que les commissions politiques démocratiquement légitimées, respectivement les organes de la justice, ne partagent pas, ou seulement en partie, les conceptions des recourants, ne confère à ces derniers aucun droit de poursuivre leurs buts par des moyens punissables. Une exception serait éventuellement envisageable dans le cas d’une situation dangereuse comparable à un état de nécessité, c’est-à-dire si des biens juridiquement protégés d’une valeur considérable étaient immédiatement menacés et que leur protection ne puisse pas être assurée à temps par les autorités compétentes» (c. 3.1; nous soulignons). En rendant une décision en faveur des militants, le Tribunal de police a en fait appliqué cette jurisprudence du Tribunal fédéral en considérant que le cas d’espèce représentait précisément une situation exceptionnelle telle qu’évoquée par notre Haute Cour il ya 18 ans.

Pour conclure, le Tribunal de Police construit une partie de son argumentation autour des termes de l’Accord de Paris sur le climat du 12 décembre 2015. Or les engagements internationaux en matière de changement climatique sont bien plus anciens. L’accord de Paris n’a été signé qu’à l’occasion de la 21ème Conference Of the Parties (la « COP 21 »). Vingt COP plus tôt, en 1992, 154 États adoptaient la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques. Il ressort de cette convention que les parties entendent stabiliser «les concentrations de gaz à effet de serre dans l’atmosphère à un niveau qui empêche toute perturbation anthropique dangereuse du système climatique». Depuis, les COP se succèdent mais cette stabilisation n’intervient pas et le danger climatique s’intensifie. Les manifestants acquittés par le Tribunal de Lausanne sont tous nés plusieurs années après les résolutions prises en 1992. Durant toute leur vie, ils n’ont pu que constater qu’absolument aucune mesure destinée à respecter les résolutions prises en marge des 25 COP qui ont suivi la Convention-Cadre de 1992 ne fonctionnaient. Devant tant d’échecs, en impliquant la place financière suisse, ils proposent aujourd’hui un nouveau type de mesure qui se trouve être au goût du pouvoir judiciaire lausannois mais pas à celui du pouvoir judiciaire genevois.

Addendum : le critère de l’aptitude

Suite à la publication de la présente note, certains commentateurs nous ont fait remarquer que le Tribunal de police n’avait que peu traité la question de savoir si le moyen utilisé par les manifestants (une partie de tennis dans les locaux de la banque) était apte à prévenir le danger en question (les conséquences du réchauffement climatique). Le Tribunal fédéral considère en effet que l’acte incriminé «doit correspondre à un moyen […] à même d’atteindre le but visé» (ATF 129 IV 6, c. 3.3, JdT 2005 IV 215).

Cette problématique de l’aptitude appelle trois remarques :

  1. D’abord, il nous paraît douteux que l’art. 17 CP soit sujet à une application trop rigoureuse de ce critère d’aptitude. Imaginons que Milou se coince une patte sur une voie ferrée et qu’un train arrive à grande vitesse sur lui, laissant augurer un impact dans 10 secondes. Tintin, se trouvant à 150 mètres de son chien s’élance dans sa direction pour tenter de le sauver. Pour ce faire, il traverse une propriété du Capitaine Haddock et donc commet une violation de domicile. Comme il est impossible de parcourir 150 mètres en 10 secondes, Tintin ne parvient pas à sauver Milou. La mesure prise par Tintin est objectivement inapte à éviter le danger encouru par Milou. Cependant, Tintin pouvait subjectivement penser qu’il pourrait sauver son chien en violant le domicile du Capitaine Haddok. On imagine mal dans pareille situation un tribunal ne pas appliquer l’art. 17 CP et condamner Tintin. En effet, celui-ci se trouve sous l’influence d’une appréciation erronée des faits et doit être jugé d’après cette appréciation si elle lui est favorable (art. 13 CP). Partant, quand bien même un tribunal devrait considérer que les mesures prises par les manifestants sont objectivement inaptes à mitiger le danger climatique (ce qui en l’espèce n’est à notre sens pas le cas ; voir  infra), pour autant que les manifestants pensaient subjectivement que leur action aurait un impact (situation d’erreur sur les faits au sens de l’art. 13 CP), il nous semble approprié de reconnaître une défense fondée sur l’art. 17 CP. C’est d’ailleurs sur la base d’une telle argumentation que le tribunal new-yorkais précité a acquitté les activistes du climat dans sa décision de 1991 (People v. Grey cité par Long/Hamilton, The Climate Necessity Defense: Proof and Judicial Error in Climate Protest Cases, Stanford Environmental Law Journal [vol. 38:57], p. 85).
  2. Ensuite, refuser aux manifestants une défense basée sur l’art. 17 CP au motif que les mesures qu’ils ont prises sont inaptes à avoir un impact sur le réchauffement climatique serait une façon de dire qu’ils ont manqué de zèle et qu’ils auraient dû prendre des mesures plus drastiques. Admettre cet argument de l’aptitude serait une invitation pour les activistes climatiques à prendre des dispositions plus radicales (et donc moins proportionnées) qui auraient directement un impact sur l’émission de CO2 (comme organiser des blocus devant des usines). Ici encore, on peut sérieusement douter qu’un tribunal souhaite s’aventurer sur cette voie.
  3. En tout état de cause, la partie de tennis des manifestants a eu un impact sur l’opinion publique et donc sur une partie (même infime peu importe) des (potentiels) clients et employés de Crédit Suisse et donc, sans aucun doute, sur la politique d’investissement de la banque. En effet, en tant qu’acteur économique rationnel, celle-ci s’adapte à la demande de ses clients. Par exemple, sous la plume d’un de ses directeurs suisses, dans sa newsletter du 20 janvier 2020 (7 jours après le jugement du Tribunal de police), Crédit Suisse a publié un article intitulé «Investir de manière durable et avec une bonne conscience. La consommation respectueuse de l’environnement progresse».

Les manifestants de Lausanne ont certes eu un impact ténu sur le réchauffement climatique. Cependant, cet impact est bien réel et on ne saurait leur refuser une défense fondée sur l’art. 17 CP au seul motif qu’une partie de tennis n’est pas apte à endiguer un phénomène colossal amorcé il y a plus de deux cents ans. Amené à juger des militants ayant manifesté pour le désarmement nucléaire, un tribunal d’appel de Pennsylvanie l’avait d’ailleurs bien compris:

«Appellants do not assert that their action would avoid nuclear war (what a grandiose and unlikely idea!). Instead, at least so far as I can tell from the record, their belief was that their action, in combination with the actions of others, might accelerate a political process ultimately leading to the abandonment of nuclear missiles. And that belief, I submit, should not be dismissed as “unreasonable as a matter of law »» (Commonwealth v. Berrigan).

Proposition de citation : Arnaud Nussbaumer-Laghzaoui, L’acquittement des activistes du climat à Lausanne, in: https://lawinside.ch/875/

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