Pas de préjudice irréparable au niveau cantonal : l’intérêt juridiquement protégé suffit
Les ordonnances du ministère public par lesquelles ce dernier refuse de retirer du dossier des moyens de preuve prétendument inexploitables sont sujettes à recours. Une personne qui souhaite recourir contre une telle ordonnance, conformément à l’art. 393 ss CPP, doit uniquement se prévaloir d’un intérêt juridiquement protégé (art. 382 al. 1 CPP), et non pas d’un préjudice irréparable aux termes de l’art. 93 LTF.
Faits
Le Ministère public genevois ouvre une instruction contre un homme pour escroquerie ainsi que tentative d’escroquerie. Dans le cadre de cette procédure, le prévenu demande le retrait de certaines pièces du dossier. Le Ministère public ayant refusé d’accéder à cette requête, il recourt à la Cour de justice de la République et canton de Genève. Se fondant sur la jurisprudence relative à l’art. 93 LTF, cette dernière déclare le recours irrecevable.
Le prévenu forme alors recours devant le Tribunal fédéral, appelé à déterminer si un recours au niveau cantonal au sens de l’art. 393 ss CPP est conditionné à l’existence d’un préjudice irréparable.
Droit
À titre liminaire, le Tribunal fédéral rappelle que, lorsqu’un recours porte sur la question de l’existence même d’un recours cantonal, le recours auprès du Tribunal fédéral est en principe recevable, indépendamment de l’existence d’un préjudice irréparable au sens de l’art. 93 al. 1 let. a LTF. Dans ce cas de figure, le Tribunal fédéral se limite néanmoins à examiner l’affaire sous l’angle de la recevabilité.
Le Tribunal fédéral relève ensuite que, à teneur de la jurisprudence, l’autorité de dernière instance cantonale qui n’entre pas en matière sur un recours formé contre le refus par le ministère public de retirer un moyen de preuve supposé inexploitable, faute de préjudice irréparable ou d’un intérêt juridiquement protégé, contrevient au droit fédéral. Certes, le juge du fond est compétent pour se prononcer sur l’exploitabilité des moyens de preuve recueillis, mais sa compétence ne permet pas de restreindre celle de l’autorité de recours. Une telle position correspond à la volonté du législateur : lors de l’adoption du Code de procédure pénale, il a souhaité renforcer les droits de la défense, notamment en introduisant le principe de l’universalité du recours, pour contrebalancer les pouvoirs octroyés à l’autorité de poursuite pénale.
Conformément au principe de l’universalité des recours, tout acte de procédure est soumis au recours, sous réserve des exceptions légales. Dans ce sens, l’art. 393 al. 1 let. a CPP prévoit que le recours est recevable contre les décisions et les actes de procédure de la police, du ministère public ou des autorités pénales compétentes en matière de contraventions. Le législateur a prévu deux exceptions à ce principe (art. 394 let. a et b CPP), au nombre desquelles ne compte pas la décision du ministère public de refuser de retirer du dossier des moyens de preuve prétendument inexploitables. Rien n’indique une volonté contraire du législateur. Partant, il revient à l’autorité de recours cantonale, durant la procédure préliminaire, de trancher de pareils cas.
Le Tribunal fédéral note toutefois que quelques cas de figure exigent une certaine retenue. Notamment quand le litige porte sur des preuves relativement inexploitables (art. 141 al. 2 CPP), il peut être nécessaire de réserver cette question au juge du fond qui pourra l’examiner à la lumière de l’ensemble des preuves et ce, en particulier si une pesée des intérêts s’impose et que le caractère inexploitable du moyen de preuve n’est pas manifeste. Cette retenue ne signifie néanmoins pas que l’autorité de recours peut déclarer irrecevable un tel recours ; elle peut uniquement, selon les circonstances et de manière motivée, le rejeter après en avoir examiné le fond.
Enfin, le Tribunal fédéral relève que le Code de procédure pénale ne soumet pas l’admission d’un recours cantonal selon l’art. 393 ss CPP à l’existence d’un préjudice irréparable tel qu’ancré à l’art. 93 LTF. Seul un intérêt juridiquement protégé est exigé (art. 382 al. 1 CPP). Celui-ci suppose que le recourant soit directement et immédiatement touché dans ses droits propres. Ce dernier doit ainsi établir que la décision attaquée viole une règle de droit dont le but est de protéger ses intérêts et dont il peut déduire un droit subjectif.
Selon le Tribunal fédéral, tout prévenu a un intérêt juridiquement protégé au retrait rapide des moyens de preuve prétendument inexploitables du dossier. En effet, ce retrait a des conséquences significatives sur les décisions que peut prendre la direction de la procédure et qui doivent être fondées sur des soupçons suffisants.
En l’occurrence, le prévenu a donc un intérêt juridiquement protégé au sens de l’art. 382 al. 1 CPP. La Cour de justice de la République et canton de Genève ne peut dès lors refuser d’entrer en matière sur le retrait des moyens de preuve en se fondant sur des développements juridiques relatifs à l’art. 93 LTF : cette disposition exige un préjudice irréparable, alors que tel n’est pas le cas de l’art. 393 ss CPP.
Eu égard à ce qui précède, le Tribunal fédéral admet le recours, annule l’arrêt attaqué et renvoie la cause à la Cour de justice de la République et canton de Genève pour examen du recours.
Proposition de citation : Elena Turrini, Pas de préjudice irréparable au niveau cantonal : l’intérêt juridiquement protégé suffit, in: https://lawinside.ch/1139/