La qualification du contrat de chef d’orchestre

TF, 21.09.21, 4A_53/2021

Le contrat portant sur l’engagement d’un·e artiste, comme un·e chef·fe d’orchestre, peut consister en un contrat de travail ou d’entreprise, ou encore en un contrat innommé (contrat de spectacle). Certains éléments comme la dépendance économique et le lien de subordination plaident en faveur du contrat de travail. 

Faits

La fondation du Grand Théâtre de Genève et Ingo Metzmacher, chef d’orchestre de renommée mondiale, concluent un contrat en août 2017. L’accord, intitulé « contrat de travail » et se référant aux art. 319 ss CO, a pour objet la direction du « Ring des Nibelungen » de Richard Wagner pour la saison 2018-2019. Selon le contrat, le chef d’orchestre doit assurer trois représentations du cycle, soit douze soirées, contre une rémunération de CHF 18’000 par soirée, ainsi qu’un forfait de CHF 20’000 de frais. En outre, le chef d’orchestre s’engage à être présent à Genève durant toute la durée des représentations et à ne pas se produire en Suisse romande durant l’année précédant la première représentation ainsi que durant une durée de six mois à compter de la dernière représentation. Le chef d’orchestre s’engage aussi à n’exercer aucune autre activité, rémunérée ou non, pendant la durée de production, sous la menace d’une peine conventionnelle. Le contrat prévoit enfin que chacune des parties peut le résilier sans indemnité en cas de force majeure.

En septembre 2017, le directeur général de la fondation informe le chef d’orchestre que de graves infiltrations d’eau sont apparues lors des travaux de rénovation du bâtiment et que la planification de l’opéra doit ainsi être revue. Les deux parties envisagent diverses solutions mais ne parviennent pas à s’entendre sur une nouvelle planification. Le chef d’orchestre indique alors au directeur général vouloir savoir quel dédommagement lui serait offert pour couvrir sa perte de revenu, puisqu’il avait réservé la période visée par le contrat des représentations qui n’auraient pas lieu. Faute de réponse positive, le chef d’orchestre enjoint à la fondation de lui verser la rémunération convenue contractuellement en février 2018. La fondation refuse toutefois, estimant que les problèmes d’infiltration d’eau constituent un cas de force majeure selon le contrat.

Quelques semaines plus tard, le chef d’orchestre adresse un commandement de payer à hauteur de CHF 216’000, avec intérêts à 5% dès février 2018, à la fondation, laquelle forme opposition. Après échec de la conciliation, le chef d’orchestre dépose une demande auprès du Tribunal des prud’hommes du canton de Genève, concluant au paiement de la somme susmentionnée ainsi qu’à la mainlevée de l’opposition formée par la fondation.

En décembre 2019, le tribunal qualifie le contrat litigieux de contrat de travail et estime que les dégâts d’eau en cause faisaient partie du risque économique lié à l’exploitation du Grand Théâtre, ne remplissant ainsi pas les conditions d’une rupture du contrat. Par ailleurs, le tribunal estime que la disposition du contrat relative à la force majeure entre en contradiction avec les règles impératives du droit du travail et qu’elle n’a dès lors pas de portée. Le tribunal condamne ainsi la fondation au paiement de la somme requise, mais déduite du montant de EUR 13’600. Ce dernier montant correspond à la somme reçue pour un concert dirigé pour Radio France durant la période soumise à une clause d’exclusivité. En décembre 2020, la Cour de justice du canton de Genève rejette l’appel formé par la fondation, laquelle recourt auprès du Tribunal fédéral. Ce dernier se penche en particulier sur la question de la qualification du contrat litigieux de chef d’orchestre.

Droit

Le Tribunal fédéral commence par rappeler que le contrat portant sur l’engagement d’un·e artiste peut consister en un contrat de travail ou d’entreprise, ou encore en un contrat innommé (contrat de spectacle). Il convient dans ce contexte de tenir compte de l’ensemble des circonstances du cas particulier et des critères que sont le rapport de subordination ou de dépendance, la durée de l’engagement, l’obligation de résultat, le mode de rémunération, le devoir de diligence et de fidélité, ainsi que la désignation du contrat par les parties (cf. ATF 112 II 41 c. 1a/aa i.f.). Le Tribunal fédéral note que, selon une partie de la doctrine, il serait plus approprié, dans l’hypothèse où le contrat de travail n’entre pas en ligne de compte, d’y voir dans tous les cas un contrat innommé, auquel on appliquerait par analogie seulement les règles du contrat d’entreprise (cf. not. Tercier/Bieri/Carron, Les contrats spéciaux, 5e éd. 2016, p. 483 n. 3554).

En ce qui concerne le contrat de travail, celui-ci se caractérise par une prestation de travail, un rapport de subordination, une durée, ainsi qu’une rémunération. Le contrat de travail se distingue avant tout des autres contrats de prestation de service par l’existence d’un lien de subordinationSelon le Tribunal fédéral, les critères formels, tels l’intitulé du contrat, ne sont pas à eux seuls déterminants. Il convient plutôt de tenir compte de critères matériels relatifs à la manière dont la prestation de travail est effectivement exécutée, tels que le degré de liberté dans l’organisation du travail et du temps. La dépendance économique du travailleur est également un aspect typique du contrat de travail, par exemple lorsque d’autres sources de revenus sont exclues et qu’une personne travaille pour une seule société. Enfin, seul l’examen de l’ensemble des circonstances du cas concret permet de déterminer si l’activité en cause est exercée de manière dépendante ou indépendante.

In casu, le remboursement des frais, la dépendance économique matérialisée par la clause d’exclusivité – renforcée par une peine conventionnelle -, ainsi que le rapport de subordination avec notamment l’obligation de présence à Genève, plaident en faveur du contrat de travail, selon le Tribunal fédéral.

Le Tribunal fédéral estime ainsi que c’est à bon droit que la cour cantonale avait qualifié le contrat litigieux de contrat de travail. Partant, le recours est rejeté.

Note

Quand bien même l’arrêt objet du présent résumé n’est pas destiné à publication, il est intéressant car il fait notamment écho au célèbre arrêt du Tribunal fédéral de 1986 concernant l’orchestre « Drive Quintett » (cf. ATF 112 II 41). Dans cette jurisprudence, le Tribunal fédéral avait également qualifié le contrat ayant pour objet l’engagement d’un chef d’orchestre de contrat de travail, en raison de la durée déterminée du contrat ainsi que de divers indices comme une clause d’interdiction de concurrence. L’élément décisif résidait en outre dans l’existence d’un lien de subordination (c. 1.a.bb). Par ailleurs, le Tribunal fédéral avait pour la première fois fait état d’un contrat de travail « en cascade », puisque le contrat en cause portait sur l’engagement de l’orchestre complet. Selon ce type de contrats, le chef d’orchestre conclut un contrat de travail avec le directeur de l’établissement, et il est lui-même employeur de ses musiciens, qui sont à l’égard du directeur de l’établissement les auxiliaires du chef d’orchestre. Pour répondre à la question difficile de la qualification du contrat d’engagement de groupes musicaux, le Tribunal fédéral avait ainsi, à l’époque, importé du droit allemand une figure inconnue du CO, soit le contrat de travail « en cascade » (Aubert/Meier, Les artistes et le contrat de travail en cascade, in: Kahil-Wolff/Perrenoud (édit.), Les acteurs culturels en droit social, Berne 2012, p. 79). Quand bien même les faits de l’arrêt objet du présent résumé diffèrent de l’arrêt de 1986, notamment en ce sens qu’il ne s’agit que de l’engagement d’un chef d’orchestre et non d’un orchestre complet, cette nouvelle jurisprudence tend à renforcer les conclusions de l’arrêt « Drive Quintett » en ce qui concerne la qualification du contrat portant sur l’engagement d’un·e chef·fe d’orchestre en tant que contrat de travail (cf. également dans le même sens mais concernant un chanteur ou une chanteuse, le jugement « Raimondi » de 1989, qualifiant le contrat entre un chanteur d’opéra et la Fondation du Grand Théâtre de Genève de contrat de travail en raison, principalement, d’un lien de subordination (Juridiction des prudhommes (Genève), Ruggero Raimondi c. Fondation du Grand-Théâtre de Genève, audience du 23 mai 1989, SJ 1990 185) ainsi que l’affaire Elena Prokina contre cette même fondation (ATF 126 III 75)).

De manière intéressante, le Tribunal fédéral note dans son analyse que la fondation ne peut tirer argument du fait que le contrat litigieux contient des clauses contraires au droit (semi-) impératif du travail pour remettre en cause la qualification dudit contrat. Cela reviendrait effectivement à inverser conditions et conséquences de ladite qualification. Ce n’est qu’après avoir déterminé la nature de la convention que la validité des clauses convenues peut être examinée – au regard des dispositions (semi-) impératives qui sont, le cas échéant, applicables. Sans surprise, il ne suffit donc pas d’introduire une clause contraire au droit impératif pour éviter la qualification qui s’imposerait sinon à la relation contractuelle.

Proposition de citation : Marie-Hélène Peter-Spiess, La qualification du contrat de chef d’orchestre, in: https://lawinside.ch/1114/