Le courtier et le vendeur escroqués : qui est responsable ?

TF, 25.11.2019, 4A_329/2019, 4A_331/2019

Lorsque la partie défenderesse ignore la véracité de certains faits allégués, elle doit les contester et peut préciser qu’elle les conteste faute de les savoir exacts.

Le vol constitue par nature un cas de nécessité justifiant de se contenter d’une vraisemblance prépondérante. En revanche, la victime d’un vol devra généralement apporter la preuve stricte qu’à un moment donné, elle a été en possession de l’objet volé.

Faits

Des époux souhaitent vendre leur villa à Cologny, Genève. Ils concluent alors un contrat de courtage avec un courtier dont ils connaissent l’expérience professionnelle. Le contrat est signé par leur fils, avocat, qui les représente pour la conclusion du contrat. Ce contrat prévoit un prix de vente de CHF 32’000’000 avec une commission de 2% en faveur du courtier.

Les parties conviennent par ailleurs oralement que le mandat doit être exercé avec discrétion. Le dossier ne doit notamment pas apparaître dans la presse. En effet, les époux avaient été sensibilisés, notamment par le courtier, du risque d’escroquerie lors d’une telle opération.

Après quelques visites infructueuses en raison du prix, le courtier publie deux ans plus tard une annonce sur l’un des plus grands portails immobiliers au monde sans en informer les époux. Une personne intéressée entre alors via ce portail en contact avec le courtier. L’intéressé prétend être apporteur d’affaires pour un grand groupe en lien avec la famille princière saoudienne et que, pour ses services d’intermédiaire, il doit recevoir une commission de CHF 1’000’000, laquelle est supportée in fine par l’acheteur. Elle doit néanmoins être déposée en liquide dans un coffre bancaire détenu par les époux.

Le courtier et le fils avocat des époux se rendent à Milan afin de rencontrer l’intéressé. Ils rencontrent finalement un de ses collègues qui confirme que la commission de CHF 1’000’000 est une condition sine qua non de la vente de la villa. Le prix sera néanmoins augmenté d’un million afin que la commission soit supportée par l’acheteur.

Les époux réunissent alors la somme de CHF 1’000’000 en liquide en se montrant insistants auprès de leur banque pour obtenir le montant en liquide. Le courtier intervient également auprès du banquier en affirmant qu’il a déjà conclu d’autres transactions avec le contact des potentiels acheteurs.

Après que la somme de CHF 1’000’000 a été déposée en liquide dans un coffre d’une banque genevoise, le courtier, l’époux et son fils s’y retrouvent avec la prétendue comptable du groupe intéressée par la villa. La comptable et l’époux se rendent ensemble au coffre afin qu’elle puisse compter devant lui les billets, les placer dans une enveloppe avec une fenêtre qui permet d’entrevoir le premier billet de CHF 1’000, et, finalement, fermer les enveloppes et les tamponner avec un sceau.

La vente est ensuite repoussée plusieurs fois en raison d’un prétendu manque de liquidités. Lorsque l’époux et son fils se rendent au coffre, ils constatent que les enveloppes ne contiennent en réalité que des feuilles de papier blanc et que le premier billet de CHF 1’000 qui était visible n’était qu’une simple photocopie de ce billet.

Après avoir déposé une plainte pénale, les époux actionnent en justice le courtier pour obtenir le remboursement de l’argent volé.

Alors que le Tribunal de première instance du canton de Genève admet entièrement la demande des époux, la Cour de justice retient une faute concomitante des époux à hauteur de 50%.

Saisi tant par les époux que par le courtier, le Tribunal fédéral est amené à examiner notamment le dommage, le fardeau de la preuve ainsi que les fautes respectives des parties au contrat de courtage.

Droit

La réponse tardive du courtier auprès du Tribunal fédéral 

À titre liminaire, le Tribunal fédéral examine la recevabilité de la réponse du courtier au recours des époux.

Après s’être vu impartir un délai au 4 septembre 2019 pour répondre au recours des époux, le Tribunal fédéral a prolongé le délai au 30 septembre 2019 en l’avertissant que ce délai ne serait plus prolongé. Le 30 septembre, l’avocat du courtier a néanmoins sollicité une ultime prolongation en expliquant qu’il n’avait pas pu recueillir les déterminations de son client sur le projet d’acte qu’il avait établi. Après avoir vu cette demande rejetée, l’avocat demande la reconsidération de ce rejet, subsidiairement la restitution du délai, et il produit en même temps la réponse.

L’art. 50 LTF prévoit que si, pour un autre motif qu’une notification irrégulière, la partie ou son mandataire a été empêché d’agir dans le délai fixé sans avoir commis de faute, le délai est restitué pour autant que la partie en fasse la demande, avec indication du motif, dans les 30 jours à compter de celui où l’empêchement a cessé; l’acte omis doit être exécuté dans ce délai.

Cette disposition s’applique uniquement en cas d’absence de faute. Ainsi, une faute même légère suffit pour que cette disposition ne trouve pas application.

En l’espèce, l’avocat du courtier n’explique pas quelle impossibilité non fautive pourrait justifier l’admission de sa demande. Par ailleurs, il avait été dûment averti lors de la première prolongation qu’une demande de nouvelle prolongation du délai serait rejetée. Vu que les actes procéduraux accomplis hors délai sont en principe inefficaces, le Tribunal fédéral souligne qu’il ne prendra pas en considération la réponse du courtier.

La contestation et la preuve du dommage

Le Tribunal fédéral examine ensuite les déterminations du courtier sur les allégations du vol ainsi que le degré de la preuve applicable pour déterminer l’étendue du dommage.

Dans leur demande, les époux ont allégué avoir réuni la somme de CHF 1’000’000 en espèces et, dans un autre allégué, avoir déposé cette somme dans un coffre auprès de la banque. Dans des allégués subséquents, les époux ont expliqué le déroulement du vol dans la salle des coffres de la banque par la comptable.

Concernant le premier allégué, le courtier a indiqué « Admis. Rapport soit aux pièces ». Concernant le deuxième, le courtier a précisé qu’il n’était pas présent lorsque l’argent liquide a été déposé dans le coffre. Enfin, concernant les allégués suivants, il a indiqué « Dont acte » en précisant qu’il n’était pas présent lors du vol et ne pouvait donc pas se déterminer sur ces faits.

Le Tribunal fédéral juge ces déterminations comme « insolites et ambiguës« . Il imagine que cela provient du fait que le courtier était partagé entre le souci de ménager les époux et la nécessité de défendre ses intérêts.

Cela étant, le Tribunal fédéral cite Tappy, « un commentateur avisé du CPC« , qui suggère au défendeur de contester les faits dont il ignore la véracité ; il peut également indiquer qu’il les conteste précisément parce qu’il ne peut pas savoir s’ils sont exacts.

Le Tribunal fédéral examine ensuite le degré de preuve du dommage.

En principe, le degré de preuve est celui de la certitude (aussi appelé preuve certaine ou preuve stricte). En cas d’état de nécessité probatoire, la preuve stricte ne peut être exigée. Le degré est alors réduit à celui de la vraisemblance prépondérante.

Un tel état de nécessité est reconnu par la jurisprudence en matière d’assurance contre le vol. L’assuré doit alors établir la vraisemblance prépondérante du vol et l’assureur peut apporter une contre-preuve afin de susciter des doutes sérieux sur le prétendu vol.

La Cour de justice a appliqué l’art. 42 al. 2 CO afin de conclure que le dommage était établi. Pour sa part, le Tribunal fédéral considère comme indifférent de déterminer si cette disposition s’applique à la présente affaire. En effet, le Tribunal fédéral souligne que la preuve d’un vol est par essence difficile à apporter. Cela constitue par nature un cas de nécessité justifiant de se contenter de la vraisemblance prépondérante. Cela étant, il appartient à la victime du vol d’apporter la preuve stricte qu’elle était en possession de l’objet volé.

En l’espèce, non seulement le courtier a admis l’allégué relatif à la réunion de la somme de CHF 1’000’000 en espèces, mais en plus le directeur de la banque a témoigné concernant les retraits en espèces effectués par les époux. La preuve de la réunion de la somme, au degré de la certitude, a ainsi été constatée sans arbitraire par la Cour de justice.

Quant aux faits relatifs au dépôt de cet argent dans le coffre et de son vol, ceux-ci ont correctement été prouvés au degré de la vraisemblance prépondérante. En effet, il est peu vraisemblable que l’époux ait lui-même subtilisé l’argent et ait multiplié les dépositions mensongères devant les autorités pénales et civiles. Par ailleurs, le courtier a lui-même déposé plainte pénale, a participé à la procédure pénale et n’a jamais contesté le vol jusqu’à la procédure civile. Enfin, le courtier n’a pas formellement contesté les allégués relatifs au vol et n’a développé la thèse du faux vol qu’au stade de la procédure d’appel.

Partant, le vol de CHF 1’000’000 en espèces a bel et bien été prouvé.

La violation par le courtier de son devoir de diligence

Selon l’art. 412 al. 1 CO, le courtage est un contrat par lequel le courtier est chargé, moyennant un salaire, soit d’indiquer à l’autre partie l’occasion de conclure une convention, soit de lui servir d’intermédiaire pour la négociation d’un contrat. L’art. 412 al. 2 CO prévoit les règles du mandat sont, d’une manière générale, applicables au courtage. Le courtier a ainsi un devoir de diligence et de fidélité en faveur de son mandant (art. 398 al. 2 CO).

En l’espèce, le courtier a clairement violé son obligation de discrétion et de confidentialité en publiant l’annonce sur l’un des plus grands portails immobiliers au monde. Par ailleurs, il n’a pas informé les époux que les potentiels acheteurs avaient été trouvés via ce portail.

En outre, vu le caractère insolite et suspect du paiement en espèces de la commission, le courtier n’aurait pas dû aider les époux à réunir la somme d’argent, mais bel et bien les dissuader de procéder à cet acte.

Le courtier a ainsi violé son obligation de diligence et de fidélité à double titre.

La faute propre des époux et le lien de causalité

Le Tribunal fédéral commence par rappeler qu’une faute du lésé rompt le lien de causalité adéquate lorsqu’elle est si lourde et déraisonnable qu’elle s’impose comme la cause la plus immédiate du dommage et relègue à l’arrière-plan tous les autres facteurs qui ont contribué à le provoquer, y compris le fait imputable à la partie recherchée. Lorsqu’une faute est imputable au lésé, mais n’entraîne pas la rupture du lien de causalité adéquate, elle donne lieu à une réduction de la responsabilité en application de l’art. 44 al. 1 CO.

En l’espèce, les époux, tout comme le courtier, ont baissé leur garde par appât du gain. L’époux, alors âgé de 81 ans, s’est laisser duper par la comptable qui est parvenue à subtiliser l’argent sous ses yeux. Néanmoins, et même en tenant compte du fait que leur fils est avocat, les époux n’ont pas commis de faute si extraordinaire et imprévisible propre à rompre le lien de causalité adéquate. Il s’agit bien plutôt d’une faute concomitante.

Le Tribunal fédéral souligne à nouveau que les deux parties ont péché par appât du gain. Les époux voulaient vendre leur villa à un prix bien trop élevé. Le courtier se concentrait sur sa commission qui dépendait du prix de vente.

Par ailleurs, l’opération était opaque, car les prétendus acheteurs voulaient contourner la LFAIE, ce qui aurait dû éveiller l’attention du fils avocat. Enfin, l’époux s’est tout de même fait subtiliser l’argent sous ses yeux. Vu son âge, il aurait dû être accompagné ou représenté par une personne de confiance.

Étant donné que l’art. 44 al. 1 CO laisse au juge un large pouvoir d’appréciation, le Tribunal fédéral confirme l’appréciation de la Cour de justice qui a retenu une faute de 50% à la charge de chaque partie.

Partant, le Tribunal fédéral rejette le recours.

Proposition de citation : Célian Hirsch, Le courtier et le vendeur escroqués : qui est responsable ?, in: https://lawinside.ch/931/