La protection juridique contre la campagne d’affichage « LOVE LIFE »

ATF 144 II 233TF, 15.06.2018, 2C_601/2016*

Les actes matériels généraux et abstraits tels que des campagnes d’information officielles sont compris dans la notion d’actes de l’art. 25a PA. La délimitation de la protection juridique a lieu par l’examen d’un critère lié à l’acte (touche aux droits et obligations) et d’un critère lié au sujet de la requête (dispose d’un intérêt digne de protection). Il doit exister un rapport de causalité adéquate entre l’acte et le fait que le droit soit touché. En l’espèce, une campagne de prévention du VIH représentant des couples dans des positions intimes ne touche pas à la protection particulière des enfants et des jeunes (art. 11 Cst.). Le domaine de protection de l’art. 11 Cst. doit en effet tenir compte du contexte social. Or, la campagne ne contient pas de représentations pornographiques, ni de représentations sexualisées ou érotiques allant au-delà de celles auxquelles les enfants et les jeunes sont quotidiennement confrontés.

Faits

L’Office fédéral de la santé publique (OFSP) lance la campagne « LOVE LIFE – Ne regrette rien » afin de protéger la collectivité contre le VIH et les autres maladies sexuellement transmissibles et inciter à vivre sa sexualité de manière responsable. A l’occasion de cette campagne, plusieurs chaînes de télévision et des cinémas diffusent un spot « LOVE LIFE – no regrets ». Ce spot montre, par des séquences de quelques secondes, des couples avant ou pendant des actes sexuels. Les couples rient, s’embrassent ou ont une expression de désir sur leur visage. Aucun organe génital n’apparaît. L’OFSP procède également à l’affichage public de quelques 2’000 affiches, également publiées dans divers médias imprimés et électroniques. Ces images représentent des actes sexuels de couples, sans que les organes génitaux ne soient visibles. Tout le matériel est également disponible sur le site internet de la campagne.

Par le biais de leurs représentant.e.s légaux, plusieurs mineur.e.s demandent à l’OFSP de cesser la campagne et de rendre une décision attaquable. L’OFSP refuse d’entrer en matière. Saisi d’un recours, le Tribunal administratif fédéral (TAF) confirme cette décision. Les requérant.e.s recourent alors au Tribunal fédéral. Celui-ci doit déterminer si les recourant.e.s disposent d’un droit à ce que l’OFSP rende une décision à propos de la campagne, ce qui suppose de juger s’ils et elles sont touché.e.s dans leurs droits et obligations.

Droit

A titre préliminaire, le Tribunal fédéral rappelle que l’art. 25a al. 1 PA permet à « [t]oute personne qui a un intérêt digne de protection [d’]exiger que l’autorité compétente pour des actes fondés sur le droit public fédéral et touchant à des droits ou des obligations s’abstienne d’actes illicites, cesse de les accomplir ou les révoque, élimine les conséquences d’actes illicites [ou] constate l’illicéité de tels actes ». L’autorité statue par décision (art. 25a al. 2 PA).

Cette disposition vise à permettre un contrôle juridique des actes matériels des autorités administratives. Les recommandations et avertissements officiels font partie des actes matériels. La campagne « LOVE LIFE » appartient à cette catégorie d’actes. En dépit du caractère général et abstrait de la campagne, le TAF a admis qu’elle tombait sous le coup de l’art. 25a al. 1 PA. Pour le Tribunal fédéral, la protection juridique à l’encontre d’actes d’information généraux et abstraits n’est toutefois pas si évidente et mérite d’être motivée. Une interprétation historique ne permet en effet pas de conclure à une quelconque intention du législateur à ce propos. Au vu de la difficulté de diviser en sous-catégories les actes qui visent un effet immédiat sur une situation de fait, une approche téléologique conduit néanmoins à retenir que le législateur a donné le même sens à la notion d’actes compris dans le champ d’application de l’art. 25 al. 1 PA (« Handlungen ») et à celle d’actes matériels (« Realakte »), cette dernière figurant dans la note marginale de l’article. Ce sont d’autres critères, en particulier l’intérêt digne de protection et l’atteinte aux droits et obligations, qui permettent de délimiter la protection juridique. Par conséquent, la notion d’actes de l’art. 25a al. 1 PA inclut les recommandations et avertissements tels que la campagne « LOVE LIFE ».

Le Tribunal fédéral reconnaît ensuite que les actes litigieux reposent sur du droit public fédéral. Lutter contre les maladies transmissibles est en effet une tâche de la Confédération (art. 118 al. 2 let. b Cst.), réglée dans la loi sur la lutte contre les maladies transmissibles de l’homme (LEp). L’information de la population est une tâche administrative confiée à l’OFSP (art. 5 LEp). La requête a donc été adressée à l’autorité compétente.

Le Tribunal fédéral précise après que l’art. 25a PA définit l’intérêt à la protection juridique selon un critère lié à l’acte (touche à des droits ou des obligations) et un critère lié au sujet de la requête (intérêt digne de protection). En ce qui concerne le premier critère, il suffit que les droits et obligations soient touchés (« berührt »). L’art. 25a al. 1 PA n’exige en revanche pas d’atteinte (« Eingriff »), par exemple au domaine de protection d’un droit fondamental. Il suffit que le ou la requérant.e démontre qu’un effet de l’acte matériel pourrait atteindre le degré d’une atteinte. Dès lors, la voie de l’art. 25a PA n’est ouverte que lorsqu’un certain degré de gravité est atteint. Savoir si l’effet est suffisant pour toucher un droit fondamental est une question qui relève du champ d’application de ce droit. En outre, les actes doivent être aptes à porter atteinte à des droits ou des obligations. Il est donc nécessaire qu’il y ait un rapport d’imputation, c’est-à-dire une causalité adéquate, entre l’acte et l’atteinte.

Les recourant.e.s invoquent à l’appui de leur cause le droit des enfants et des jeunes à une protection particulière de leur intégrité et à l’encouragement de leur développement (art. 11 Cst.). Le contenu de ce droit ne peut être déterminé de manière abstraite et atemporelle, mais dépend du contexte social. En ce qui concerne les campagnes d’information, il convient ainsi de tenir compte des influences et impressions auxquelles les enfants et les jeunes sont quotidiennement confrontés.

En matière de contenu à caractère sexuel, l’art. 197 CP constitue une concrétisation de l’art. 11 Cst. Il prohibe la pornographie dure (art. 197 al. 4 et 5 CP) et protège les jeunes en dessous de 16 ans de la pornographie douce (art. 197 al. 1 CP). La notion de pornographie suppose d’une part que les représentations soient destinées à exciter sexuellement les consommateurs, d’autre part que la sexualité soit à ce point détachée de ses rapports humains et émotionnels que la personne en cause apparaît comme un simple objet sexuel dont on peut disposer à souhait. Il est difficile d’envisager la pornographie sans mise en évidence des parties intimes.

Pour le reste, les représentations seulement érotiques ou sexualisées sont juridiquement admissibles, ce dont le secteur de la publicité profite largement. Dans l’espace public, on trouve ainsi un nombre incalculable de publicités fortement sexualisées. Les enfants et les jeunes y sont inévitablement confrontés. Il n’est pas réaliste de pouvoir les tenir à l’écart de ces influences sexualisées et érotiques juridiquement admissibles ou éviter ces influences.

Le Tribunal fédéral retient ainsi qu’on ne peut pas décrire le domaine de protection de l’art. 11 Cst. en relation avec des campagnes d’information à contenu sexuel comme s’il n’y avait aucune influence de représentations sexualisées et érotiques dans l’espace public. Pour connaître la protection particulière lors de telles campagnes, il est dès lors nécessaire de se demander si les enfants et les jeunes y sont sensiblement exposés à des influences autres et plus importantes que celles déjà évoquées.

En l’espèce, la campagne « LOVE LIFE » vise à protéger la collectivité contre le VIH et d’autres maladies sexuellement transmissibles et à inciter chacun et chacune à mener une vie sexuelle responsable. Les images et séquences filmées produites à cette fin ne sont pas destinées à exciter sexuellement et ne font pas apparaître les couples comme de simples objets sexuels. Aucune pornographie, ni aucun message extrêmement sexuellement connoté n’est représenté. Certes, certains actes sexuels déterminés se laissent deviner si l’on dispose d’une connaissance préalable. Tel n’est cependant pas le cas des enfants. Les adolescents disposent en principe de cette compréhension. C’est la raison pour laquelle ils sont également destinataires d’une telle campagne. Les enfants et adolescents doivent être renseignés par leurs parents et l’école sur la sexualité afin de pouvoir comprendre et traiter de telles images et les actes sexuels évoqués. Dès lors, même si le matériel litigieux laisse deviner des actes sexuels, il se distingue de représentations pornographiques susceptibles d’entraver le développement des enfants et des jeunes et ne contient pas de représentations contre lesquelles ceux-ci doivent être protégés.

Enfin, le Tribunal fédéral rappelle que, au vu de la large étendue de la campagne, la question se pose de savoir si les recourant.e.s sont particulièrement touché.e.s par celle-ci. Lorsqu’un grand nombre de personnes sont touchées, l’intensité des effets sur l’individu est déterminante. Or, plus il est douteux de savoir si la campagne a des effets allant au-delà des influences sexualisées et érotiques admises, moins l’individu peut être touché dans des droits dignes de protection. Dès lors, le domaine de protection de l’art. 11 Cst. n’est pas touché et les recourant.e.s ne sont pas touché.e.s dans leurs droits et obligations. Partant, les conditions pour le prononcé d’une décision sur des actes matériels selon l’art. 25a PA ne sont pas remplies. Le Tribunal fédéral confirme que l’OFSP n’est pas entré en matière à raison sur la requête et rejette le recours.

Proposition de citation : Camilla Jacquemoud, La protection juridique contre la campagne d’affichage « LOVE LIFE », in: https://lawinside.ch/663/