Le salaire minimum de CHF 20 par heure à Neuchâtel
ATF 143 I 403 – TF, 21.07.2017, 2C_774/2014*
La loi neuchâteloise prévoyant un salaire minimum de CHF 20 par heure pour (presque) toutes les branches économiques est compatible avec la liberté économique (art. 27, 94 Cst.), la liberté syndicale (art. 28 Cst.), la répartition constitutionnelle et légale des compétences en matière de droit du travail (art. 110, 122 Cst.) et l’égalité de traitement (art. 8 Cst.).
Faits
A la suite de l’adoption par voie d’initiative populaire de l’art. 34a Cst./NE (« L’Etat institue un salaire minimum cantonal dans tous les domaines d’activité économique, en tenant compte des secteurs économiques ainsi que des salaires fixés dans les conventions collectives, afin que toute personne exerçant une activité salariée puisse disposer d’un salaire lui garantissant des conditions de vie décente »), le Grand Conseil modifie la loi cantonale sur l’emploi et l’assurance-chômage (LEmpl/NE) notamment comme suit :
Art. 21
1 Les employeurs appliquent des conditions de travail et de salaire conformes aux usages de la profession et de la région et veillent ainsi à ne pas provoquer de sous-enchère salariale, mais au contraire à offrir aux travailleurs un salaire leur garantissant des conditions de vie décentes, au sens de l’article 32d.
[…]
Section 3a : Mise en œuvre de l’article 34a de la Constitution cantonale
Art. 32a (nouveau)
L’institution du salaire minimum a pour but de lutter contre la pauvreté et de contribuer ainsi au respect de la dignité humaine.
Art. 32b (nouveau)
Les relations de travail des travailleurs accomplissant habituellement leur travail dans le canton sont soumises aux dispositions relatives au salaire minimum.
Art. 32c (nouveau)
Le Conseil d’Etat peut édicter des dérogations pour des rapports de travail particuliers, tels que ceux s’inscrivant dans un contexte de formation ou d’intégration professionnelle.
Art. 32cbis (nouveau)
Les salaires de minime importance pour lesquels la perception de cotisations n’est pas obligatoire en vertu de la législation en matière d’assurance-vieillesse et survivants ne sont pas soumis aux dispositions relatives au salaire minimum.
Art. 32d (nouveau)
1 Le salaire minimum au sens de l’article 34a de la Constitution est de 20 francs par heure.
2 Ce montant est adapté chaque année à l’évolution de l’indice suisse des prix à la consommation […].
3 Par salaire, il faut entendre le salaire déterminant au sens de la législation en matière d’assurance-vieillesse et survivants, indemnités de vacances et pour jours fériés non comprises.
Art. 32e (nouveau)
Pour les secteurs économiques visés par l’article 2, alinéa 1, lettres d et e, de la [LTr], le Conseil d’Etat peut fixer des salaires minimum dérogeant à l’article 32d, alinéa 1, dans le respect de l’article 32a.
Plusieurs personnes saisissent le Tribunal fédéral d’un recours contre cette modification législative. Celui-ci doit examiner la conformité des modalités du salaire minimum (notamment) à la liberté économique (art. 27, 94 Cst.) et à la répartition constitutionnelle et légale des compétences de réglementation des rapports de travail (art. 110, 122 al. 1 Cst.).
Droit
Le Tribunal fédéral commence par traiter du grief de violation du principe de la liberté économique (art. 94 Cst.) et du droit individuel correspondant (art. 27 Cst.). Il rappelle que les mesures étatiques de politique sociale sortent du champ de protection de l’art. 94 Cst. En l’espèce, les travaux préparatoires démontrent que l’instauration d’un salaire minimum à Neuchâtel a pour but de lutter contre la pauvreté en général dans le canton et, de façon plus spécifique, à enrayer le phénomène des « working poors ». Le salaire minimum est fondé sur le revenu minimal net selon les prestations complémentaires à l’AVS et à l’AI (qui sont destinées à la couverture des besoins vitaux). Il représente un montant minimum permettant à toute personne salariée seule exerçant une activité lucrative à plein temps de subvenir à ses propres besoins, sans tenir compte de ses charges effectives. Pour ces motifs, le Tribunal fédéral estime que le salaire minimum demeure dans le cadre de la politique sociale délimité par la jurisprudence.
Le Tribunal fédéral constate en revanche que, en imposant aux employeurs l’obligation de verser un salaire minimum déterminé, la loi cantonale limite le libre exercice de la liberté économique des employeurs et constitue une atteinte à ce droit fondamental. Pour être admissible, elle doit donc respecter les conditions de l’art. 36 Cst. En l’espèce, seule la condition de la proportionnalité (art. 36 al. 3 Cst.) est litigieuse.
Le Tribunal fédéral retient que le fait que la pauvreté soit due à des causes multiples n’est pas un fait susceptible de remettre en question l’aptitude du salaire minimum à réduire la pauvreté.
En ce qui concerne la nécessité de la mesure, le Tribunal fédéral constate que le phénomène des « working poors » ne se limite pas à un secteur économique et que le but du salaire minimum est de lutter de manière générale contre la pauvreté dans le canton. L’art. 360a CO, qui permet d’édicter des salaires minima impératifs lorsque des situations de sous-enchères salariales répétées et abusives sont détectées, n’est donc pas suffisant pour atteindre ce but.
Enfin, à propos de la proportionnalité au sens strict, le Tribunal fédéral estime tout d’abord que le Grand Conseil a considéré à juste titre que le montant permettant de vivre « décemment » ne diffère pas d’un secteur économique à l’autre, ni en principe d’une personne à l’autre. Il relève ensuite que la réglementation prévoit des possibilités de fixer un montant différent pour certains secteurs (principalement l’agriculture), où le nombre très important d’heures travaillées suppose de fixer un salaire minimum mensuel plutôt qu’un tarif horaire, ainsi que des possibilités de déroger à la loi pour les cas de formation ou d’intégration. Enfin, en ce qui concerne le montant du salaire, le Tribunal fédéral rappelle que le Grand Conseil s’est fondé sur le revenu minimal selon les PC AVS/AI pour une personne seule vivant dans le canton, en supposant que la personne travaille 52 semaines par année et 41 heures par semaine. Partant, le Tribunal fédéral considère que la réglementation comprend suffisamment de clauses de souplesse et fixe un tarif dont le montant repose sur des critères objectifs et raisonnables. En conséquence, il constate que la réglementation cantonale ne viole pas la liberté économique des employeurs.
Le Tribunal fédéral examine ensuite le grief de violation de la primauté du droit fédéral (art. 49 al. 1 Cst.), en particulier de la répartition des compétences en matière de droit du travail et de fixation des salaires, et du caractère contraignant des CCT étendues (art. 357 CO cum 4 al. 1 LECCT). A ce propos, le Tribunal fédéral rappelle que, certes, la Confédération a exhaustivement réglementé le droit privé fédéral relatif au droit du travail et a légiféré sur l’extension du champ d’application des CCT (art. 110 al. 1 let. d et al. 2 Cst., LECCT). Les rapports de travail ne sont toutefois pas uniquement soumis au droit privé, mais également à des règles de droit public fédéral et cantonal. Au niveau fédéral, l’art. 110 al. 1 Cst. confère à la Confédération une compétence en matière de protection des travailleurs (let. a) et de rapports entre employeurs et travailleurs (let. b). Sur cette base et via la LTr, la Confédération a réglementé d’une manière exhaustive la protection des travailleurs en tant que telle. Le Tribunal fédéral relève toutefois que la LTr n’empêche pas l’adoption de mesures qui, sans avoir pour but principal de protéger les travailleurs, ont accessoirement un effet protecteur, comme notamment certaines mesures de politique sociale. En l’espèce, le Tribunal fédéral a déjà constaté que la LEmpl/NE relève principalement de la politique sociale. Elle constitue ainsi de la « législation protectrice de droit public que les cantons demeurent en principe autorisés à adopter ». L’effet protecteur pour les travailleurs que les dispositions peuvent indirectement déployer est admis dans la mesure où ces règles poursuivent un autre objectif principal que celui visé par la LTr. Or, en l’espèce, les objectifs poursuivis par la LEmpl/NE dépassent de loin le but de protection des travailleurs. En conséquence, le Tribunal fédéral rejette également le grief de violation de la primauté du droit fédéral.
Au vu de ce qui précède, le Tribunal fédéral rejette le recours et confirme la validité de la réglementation cantonale. Pour des motifs de sécurité du droit, il déclare que celle-ci ne pourra déployer des effets que de manière ex nunc, soit dès le prononcé de l’arrêt.
Note 1
En avalisant le tarif-horaire de CHF 20 (en tout cas selon les modalités de la LEmpl/NE), le Tribunal fédéral offre aux cantons un critère d’orientation important pour la réglementation d’un salaire minimum cantonal.
Le 22 novembre 2017, après une initiative populaire et deux arrêts de la Cour constitutionnelle l’enjoignant à adopter une législation de mise en œuvre de l’article 19 al. 3 Cst./JU (Arrêt CST 7/2015 du 09.02.2016, RJJ 2016 p. 21 ; Arrêt CST 2/2016 du 31.08.2016, RJJ 2016 p. 31), le Parlement jurassien a lui aussi adopté un tarif-horaire de 20 CHF (pour la première lecture, cf. Journal officiel no 39/2017 du 02.11.2017) (lien vers le dossier ici). La réglementation jurassienne s’applique également à tous les secteurs économiques, mais exclut de son champ d’application les branches économiques possédant une CCT de force obligatoire comportant un salaire minimum chiffré ainsi que les entreprises signataires d’une CCT sans force obligatoire mais qui comporte un salaire minimum chiffré (art. 3 al. 3) et dispose que « [l]es salaires prévus par les contrats-types de travail ont la primauté » (art. 3 al. 4). Elle prévoit en outre que le « Gouvernement peut adapter le salaire mentionné à l’alinéa 1, en fonction notamment de l’évolution du coût de la vie, de la conjoncture et de l’état du marché du travail » (art. 5 al. 2).
Le 14 juin 2015, le peuple tessinois a également introduit par voie d’initiative populaire un salaire minimum cantonal. La disposition constitutionnelle (art. 13 al. 3 Cst./TI) prévoit que « Toute personne a droit à un salaire minimal lui garantissant une existence digne. En l’absence d’un salaire minimal garanti par une convention collective de travail de portée obligatoire ou prévoyant un salaire minimal obligatoire, le salaire minimal est fixé par le Conseil d’Etat, sous la forme d’un pourcentage du salaire médian national pour l’activité et la branche économique concernée ». Cet article a reçu la garantie de l’Assemblée fédérale le 12 juin 2017 (FF 2017 4141). Le 8 novembre 2017, le Conseil d’Etat a soumis au Grand Conseil un projet de loi de mise en œuvre prévoyant un tarif-horaire différencié par branche économique dans une fourchette entre 18.75 et 19.25 CHF (lien vers le dossier ici).
Note 2
Le Tribunal fédéral rejette également les griefs de violation de la liberté syndicale (art. 28 Cst.), de l’art. 34a Cst./NE et de l’égalité de traitement (art. 8 Cst.).
Proposition de citation : Camilla Jacquemoud, Le salaire minimum de CHF 20 par heure à Neuchâtel, in: https://lawinside.ch/526/