Le droit d’être entendu sur des questions de droit
Faits
Une société française conclut un contrat soumis au droit français avec une société américaine. Selon cet accord, la société américaine doit fournir une assistance générale et une assistance particulière (projet par projet) à la société française. L’assistance particulière doit être fournie seulement après que les parties ont signé un document spécifique intitulé « fiche d’application ». Le contrat expire au 30 juin 2008, sous réserve d’une durée plus longue convenue entre les parties par une fiche d’application. Le contrat contient une clause arbitrale qui prévoit la désignation d’un arbitre selon les règles de la CCI et qui fixe le siège à Genève.
En avril 2008, la société française fait part de sa volonté de ne pas renouveler le contrat après son échéance. Néanmoins, en octobre de la même année elle signe des fiches d’application pour des projets qui avaient déjà été discutés par les parties.
Par la suite, la société américaine demande – en vain – à être payée pour ses prestations concernant ces projets. Elle ouvre alors une procédure arbitrale.
L’arbitre unique admet la demande et condamne la société française au payement de la rémunération litigieuse. Il retient que les parties ont reconduit tacitement le contrat.
La société française saisit le Tribunal fédéral d’un recours en matière civile tendant à l’annulation de cette décision. Elle invoque une violation de son droit d’être entendue (art. 190 al. 2 let. d LDIP) en raison d’une motivation juridique imprévisible de la sentence arbitrale.
Le Tribunal fédéral est ainsi appelé à concrétiser les limites entre le principe jura novit curia (application du droit d’office) et le droit d’être entendu des parties.
Droit
Tel qu’on le connaît en Suisse, le droit d’être entendu se rapporte surtout à la constatation des faits. Le droit des parties d’être interpellées sur des questions juridiques n’est reconnu que de manière restreinte, les tribunaux appliquant le droit d’office – « ils connaissent le droit » (jura novit curia). Dès lors, et pour autant que la convention d’arbitrage ne limite pas la mission du tribunal arbitral aux seuls moyens soulevés par les parties, celles-ci n’ont pas à être entendues sur la portée à reconnaître aux règles de droit.
Exceptionnellement, les parties doivent être interpellées lorsque le tribunal envisage de fonder sa décision sur une norme ou une considération juridique qui n’a pas été évoquée au cours de la procédure et à laquelle elles ne pouvaient pas s’attendre (ATF 130 III 35 c. 5). Dans ce cas, on parle d’imprévisibilité de la motivation juridique. Ce point est admis restrictivement par le Tribunal fédéral afin d’empêcher qu’il soit utilisé dans le but d’obtenir un examen au fond de la sentence arbitrale – examen qui est uniquement ouvert pour des motifs de violation de l’ordre public (cf. art. 190 al. 2 let. e LDIP).
En l’espèce, la recourante soutient avoir valablement mis fin au contrat en avril 2008 et conteste que la signature des fiches d’application en octobre – soit après l’échéance du contrat – ait eu pour conséquence de le réactiver.
Le Tribunal fédéral admet que l’expression « reconduction tacite » n’apparaît dans aucune des écritures. Toutefois, il retient que la recourante ne peut pas faire valoir, de bonne foi, qu’elle ne s’attendait pas à ce que l’arbitre ait pu fonder sa décision sur cette figure juridique. Société commerciale rompue aux affaires et dotée d’un service juridique interne, elle ne pouvait pas d’emblée écarter une telle motivation.
Le recours est ainsi rejeté.
Note
Le Tribunal fédéral rappelle que si les parties avaient convenu, en dérogation de la règle jura novit curia, que la mission de l’arbitre était limitée aux moyens juridiques qu’elles invoquaient, le non-respect de cette limitation aurait pu être contesté par un recours au Tribunal fédéral au titre d’incompétence de l’arbitre (art. 190 al. 2 let b LDIP) ou à celui de violation de la règle ne eat judex ultra petita partium (art. 190 al. 2 let. c LDIP) – motifs de recours non invoqués par le recourant.
Proposition de citation : Simone Schürch, Le droit d’être entendu sur des questions de droit, in: https://lawinside.ch/45/