La qualité de victime au sens de la LAVI et l’hébergement d’urgence à titre d’aide immédiate en cas de menaces de suicide

TF, 03.06.2024, 1C_653/2022*

Des menaces de suicide répétées peuvent entraîner une atteinte importante à l’intégrité psychique. Celui qui les subit peut ainsi revêtir la qualité de victime au sens de la LAVI. De plus, un hébergement d’urgence peut, dans ce contexte, constituer une aide immédiate si cette mesure apparaît nécessaire, adéquate et appropriée. 

Faits

Suite à diverses menaces de suicide de la part de son époux en réponse à ses tentatives de séparation, une épouse est accueillie avec leurs deux enfants dans un hébergement d’urgence du 1er juillet 2021 au 4 août 2021.

Elle demande alors au Centre de consultation pour l’aide aux victimes du Service des affaires sociales et sociétales (DISG) du canton de Lucerne de prendre en charge les frais de cet hébergement d’urgence à titre d’aide immédiate. La DISG rejette cette demande.

L’épouse interjette un recours de droit administratif contre cette décision auprès du Tribunal cantonal de Lucerne, lequel le rejette. Elle introduit alors un recours en matière de droit public au Tribunal fédéral, qui doit, premièrement, déterminer si l’épouse revêt la qualité de victime au sens de la LAVI et, deuxièmement, s’il existe un droit à une aide immédiate sous la forme d’un hébergement d’urgence. 

Droit

Concernant la qualité de victime, l’art. 1 al. 1 LAVI prescrit que toute personne qui a subi, du fait d’une infraction, une atteinte directe à son intégrité physique, psychique ou sexuelle (victime) a droit au soutien prévu par cette loi (aide aux victimes). Les exigences relatives à la preuve de la qualité de victime varient en fonction du moment ainsi que du type et de l’étendue de l’aide sollicitée.

S’agissant de l’octroi de l’aide immédiate, il suffit qu’une infraction fondant la qualité de victime entre en ligne de compte. Le degré de preuve à remplir est celui de la vraisemblance. Tel est le cas lorsqu’il existe une certaine probabilité qu’elle existe sur la base d’indices objectifs, même si le tribunal envisage encore la possibilité qu’elle ne se soit pas réalisée. 

En cas de contrainte (art. 181 CP), soit une infraction susceptible de porter directement atteinte à l’intégrité psychique d’une personne concernée, l’atteinte doit être d’une certaine intensité. En ce sens, une atteinte mineure au bien-être psychique ne suffit pas. Ce n’est toutefois pas la gravité de l’infraction qui est déterminante, mais le degré d’atteinte subie par la personne lésée. Par conséquent, des voies de fait peuvent aussi fonder la qualité de victime si elle entraîne une atteinte psychique non négligeable.

Ainsi, en substance, ce qui est déterminant, c’est de savoir si l’atteinte à l’intégrité physique, sexuelle ou psychique fonde un besoin légitime de recourir – totalement ou partiellement – aux offres d’aide et aux droits de protection de la LAVI.

En l’espèce, l’instance précédente estime que l’épouse a subi une atteinte à sa santé psychique mais que celle-ci ne revêt pas l’intensité suffisante pour admettre sa qualité de victime, faute d’avoir été établie objectivement ou rendue subjectivement vraisemblable.

Selon le Tribunal fédéral, cette argumentation ne saurait être suivie. En effet, s’agissant d’une prestation d’urgence telle que l’aide immédiate, les exigences ne doivent pas être excessives en ce qui concerne la preuve de l’intensité suffisante de l’atteinte ou la description des effets individuels et concrets du comportement coercitif. En ce sens, des indices de l’existence d’une atteinte non négligeable à l’intégrité psychique suffisent. En cas de doute, une prestation urgente d’aide aux victimes doit être fournie. Cela est d’autant plus vrai pour les personnes victimes d’un préjudice exclusivement psychique, puisque les atteintes à l’intégrité psychique ne peuvent être constatées, dans certains cas, que par un examen psychiatrique minutieux.

In casu, certes les explications de la recourante et les documents ne font pas état de symptômes et de diagnostics concrets d’une atteinte psychique. Toutefois, il existe plusieurs indices (suivi psychologique, rapport de son psychothérapeute, incapacité de travail, etc.) qui permettent de conclure à une atteinte non négligeable à son intégrité psychique. La souffrance psychique de l’épouse doit ainsi être considérée comme suffisamment grave, à tout le moins sous l’angle de la vraisemblance, d’autant plus que le comportement répété de contrainte, en particulier s’agissant de menaces de suicide réitérées sur une certaine période, apparaît également, d’un point de vue objectif, comme une atteinte non négligeable à l’intégrité psychique. S’agissant du lien de causalité entre les contraintes répétées de son époux et l’atteinte à sa santé, le Tribunal fédéral constate qu’il est vraisemblable que les actes de contrainte ont été, au moins partiellement, à l’origine de ladite atteinte.  

L’épouse bénéficie ainsi de la qualité de victime au sens de l’art. 1 al. 1 LAVI.

S’agissant ensuite du droit à une aide immédiate sous la forme d’un hébergement d’urgence, selon l’art. 13 al. 1 LAVI, les centres de consultation fournissent immédiatement à la victime et à ses proches une aide pour répondre aux besoins les plus urgents découlant de l’infraction (aide immédiate). Aux termes de l’art. 14 al. 1 LAVI, les prestations comprennent, si nécessaire, l’accueil dans un hébergement d’urgence pour la victime ou ses proches.

Selon la jurisprudence, l’aide immédiate doit toujours être fournie lorsque la situation de la victime, directement provoquée par l’infraction, exige une mesure qui ne peut être différée, tant du point de vue matériel que temporel. Il s’agit donc essentiellement de mesures de premiers secours (cf. Recommandations de la Conférence suisse des offices de liaison de la LAVI relatives à l’application de la loi fédérale sur l’aide aux victimes d’infractions du 21 janvier 2010 p. 21, chapitre 3.3.2).

L’hébergement d’urgence est une catégorie d’aide d’urgence spécialement mentionnée dans la loi. Le législateur a ainsi voulu encourager et soutenir financièrement les maisons d’accueil pour femmes. Il doit s’agir d’une aide proportionnée par rapport à d’autres mesures en raison des circonstances particulières du cas d’espèce. Cette aide n’est donc fournie que si elle est nécessaire, appropriée et adéquate. Ces conditions d’octroi doivent également être rendues vraisemblables.

En l’occurrence, tant le psychothérapeute traitant de l’épouse qu’une collaboratrice de l’hébergement d’urgence ont considéré le séjour de l’épouse dans cette institution comme nécessaire. En outre, l’épouse a expliqué de manière plausible qu’elle était sur le point de s’effondrer et qu’après un troisième incident, elle ne disposait pas d’autres mesures lui permettant d’échapper aux pressions massives exercées par son mari sous forme de menaces de suicide répétées.

S’agissant de l’argumentation de l’instance précédente selon laquelle la nécessité de l’hébergement d’urgence pouvait être relativisée par le fait que l’épouse n’a pas été victime de violences physiques ou que son mari ne l’a pas menacée de le faire, le Tribunal fédéral estime qu’elle ne peut être suivie. En effet, en raison de la situation de crise aiguë, il est compréhensible que l’épouse ait cherché un refuge et, compte tenu des contraintes répétées qu’elle a subies, un séjour dans un logement d’urgence semblait tout à fait approprié pour assurer ou rétablir son intégrité psychique du fait de la création d’une distance spatiale. Quant au raisonnement du Tribunal cantonal selon lequel des mesures auraient plutôt dues être prises en lien avec son époux, par exemple sous la forme d’une détention, le Tribunal fédéral le considère comme insoutenable. En effet, un tel point de vue est en contradiction avec le but de la LAVI, qui vise la protection de la victime et non celle de l’auteur. Par conséquent, la question de savoir si l’aide immédiate sous la forme d’un hébergement d’urgent aurait pu empêcher ou non le suicide de l’époux ne joue aucun rôle dans l’évaluation de la proportionnalité.

Il existe donc suffisamment d’indices qui parlent en faveur de la nécessité d’un logement d’urgence.

L’hébergement d’urgence était donc nécessaire, approprié et adéquat.

Le Tribunal admet ainsi le recours et renvoie la cause à la DISG qui doit examiner les frais effectivement encourus et, sur cette base, accorder l’aide immédiate effectivement sollicitée sous la forme d’un hébergement d’urgence.

Proposition de citation : Florence Perroud, La qualité de victime au sens de la LAVI et l’hébergement d’urgence à titre d’aide immédiate en cas de menaces de suicide, in: https://lawinside.ch/1492/