Le versement d’aides financières aux cantons pour les requérants d’asile

TF, 21.23.2023, 2C_694/2022*

Le Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM) ne peut pas refuser de verser des indemnités forfaitaires à un canton ayant manqué à ses obligations en matière de renvoi au sens de l’art. 89b LAsi, ni en réclamer le remboursement lorsque le canton concerné démontre avoir été empêché de remplir son devoir pour des raisons techniques ou lorsqu’il peut invoquer des motifs excusables à son manquement qui font qu’il est objectivement impossible de lui reprocher un manque de diligence et d’avoir voulu se soustraire fautivement à ses obligations.  

Faits

Par décision du 25 octobre 2016, le Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM) refuse d’entrer en matière sur la demande d’asile d’un ressortissant érythréen. Il ordonne simultanément son transfert vers l’Italie en application de l’Accord « Dublin ». Le SEM précise notamment dans cette décision que la relation que l’intéressé entretient avec une requérante d’asile de la même origine vivant en Suisse n’est pas assez étroite et effective pour qu’il puisse bénéficier du droit à la garantie de la vie familiale et voir sa demande d’asile traitée par la Suisse. Cette décision entre en force le 5 novembre 2016.  

Quelques jours plus tard, le Service cantonal des migrations neuchâtelois mène un entretien avec l’intéressé en vue de son renvoi. Lors de cet entretien, ce dernier annonce que sa compagne attend un enfant de lui.

Le 25 avril 2017, alors que le délai de six mois pour réaliser le transfert de l’intéressé vers l’Italie est échu, le Service cantonal des migrations neuchâtelois intervient auprès du SEM afin qu’il ouvre une procédure nationale d’asile à son sujet. Par acte du 13 juin 2017, le SEM lève sa décision du 25 octobre 2016 et ouvre une procédure nationale de traitement de la demande d’asile, au terme de laquelle la qualité de réfugié est reconnue à l’intéressé, à sa compagne et à l’enfant du couple. Toutefois, à compter de cette date, le SEM décide de ne plus verser de subventions fédérales à la République et canton de Neuchâtel (canton) en lien avec la prise en charge de l’intéressé.  

Par décision rendue sur demande du canton en 2019, le SEM constate n’avoir plus l’obligation de lui rembourser les frais découlant de l’application de la loi sur l’asile en lien avec le cas de ce ressortissant après l’échéance du délai de transfert de celui-ci vers l’Italie, soit depuis le 13 juin 2017, et qu’il est dès lors en droit de refuser le versement de toute subvention fédérale relative à ces frais depuis cette date. 

La canton saisit le Tribunal administratif fédéral (TAF) d’un recours dirigé contre la décision susmentionnée, lequel est rejeté.

Il dépose alors un recours auprès du Tribunal fédéral, concluant à l’annulation de l’arrêt attaqué et, principalement, au renvoi de la cause à l’autorité précédente pour nouvelle décision et, subsidiairement, à ce qu’il soit ordonné à la Confédération de lui verser le montant de CHF 76’669.48, somme correspondant aux subventions fédérales qui auraient dû lui être versées en raison de la prise en charge du ressortissant érythréen entre juillet 2017 et juillet 2021, avec intérêt à 5% l’an. Le Tribunal fédéral doit alors déterminer si un canton peut se prévaloir de « justes motifs » pour ne pas se plier à ses obligations d’exécution et, le cas échéant, quels types de motifs peuvent alors être invoqués.

Droit

De manière générale, le droit de l’asile en Suisse est du ressort de la Confédération (art. 121 al. 2 Cst.) et, plus particulièrement, du SEM. Certaines tâches sont toutefois déléguées aux cantons, comme par exemple la charge d’exécuter les décisions de renvoi (art. 46 LAsi). Afin de compenser dans une certaine mesure les frais découlant de ces tâches, le législateur a néanmoins prévu que la Confédération doit verser diverses aides financières aux cantons et, notamment, des indemnités forfaitaires (art. 88 al. 1 LAsi).

Le droit d’un canton au versement de telles indemnités n’est toutefois pas absolu. En effet, l’art. 89b LAsi prévoit que la Confédération peut réclamer le remboursement d’indemnités forfaitaires déjà versées lorsqu’un canton ne remplit pas ses obligations en matière d’exécution ou ne les remplit que partiellement et que rien ne justifie de tels manquements (al. 1) ou renoncer à verser au canton les indemnités forfaitaires si le fait de ne pas remplir ses obligations en matière d’exécution ou de ne les remplir que partiellement entraîne une prolongation de la durée du séjour de l’intéressé en Suisse (al. 2).

In casu, le TAF a estimé que le canton n’a pas rempli ses obligations d’exécution quant au ressortissant érythréen, prolongeant ce faisant la durée de son séjour en Suisse, de sorte qu’une suspension du versement des indemnités forfaitaires liées à sa prise en charge pouvait entrer en ligne de compte en application de l’art. 89b al. 2 LAsi, à tout le moins dans son principe. Le canton fait quant à lui valoir qu’un canton peut s’opposer à l’application de cette disposition en se prévalant de l’existence de justes motifs à son manquement. 

Le Tribunal fédéral doit alors premièrement trancher la question de savoir si un canton peut se prévaloir de « justes motifs » pour ne pas se plier à ses obligations d’exécution.

Le Tribunal fédéral procède ainsi à une interprétation de la loi, étant précisé que la question se pose uniquement pour l’al. 2 de l’art. 89b LAsi, la faculté de se prévaloir de raisons justificatives à la non-exécution d’un renvoi pour s’opposer à une éventuelle suspension de paiement des indemnités forfaitaires étant prévue par l’al. 1.

Il constate alors notamment que le Parlement semble être parti du postulat que le SEM ne peut envisager une telle suspension de paiement que si rien n’excuse les manquements du canton, à l’instar de ce que prévoit expressément l’art. 89 al. 1 LAsi. Le Conseil fédéral s’est par ailleurs toujours tenu à cette interprétation historique de la loi dans ses diverses réponses adressées aux Chambres fédérales. De plus, le Tribunal fédéral estime que l’on ne voit pas d’emblée pourquoi un canton à qui la Confédération refuserait de payer des indemnités forfaitaires en raison d’un prétendu manquement à ses devoirs en matière de renvoi ne pourrait pas se prévaloir de motifs excusables, alors même qu’il le pourrait dans l’hypothèse où la Confédération exigerait de lui le remboursement d’indemnités déjà versées en application de l’art. 89b al. 1 LAsi.

Partant, le SEM ne peut pas refuser de verser des indemnités forfaitaires à un canton qui aurait failli à ses obligations en matière de renvoi dans l’hypothèse où ce dernier peut se prévaloir de motifs justificatifs à son manquement, quand bien même l’art. 89b al. 2 LAsi ne le précise pas expressément.

En second lieu, le Tribunal fédéral doit définir le type de motifs que peut valablement invoquer un canton au sens de cette norme pour justifier le non-respect de ses obligations en matière de renvoi.

Toujours en procédant à une interprétation de la loi, le Tribunal fédéral constate que la Confédération ne peut pas refuser de verser les indemnités précitées, ni en réclamer le remboursement, non seulement lorsque le canton concerné démontre avoir été empêché de remplir son devoir pour des raisons techniques (p. ex. en raison de la fuite ou de l’intransportabilité de la personne à renvoyer), mais également lorsque le canton peut invoquer des motifs excusables à son manquement qui font qu’il est objectivement impossible de lui reprocher un manque de diligence et d’avoir voulu se soustraire fautivement à ses obligations.  

Par conséquent il n’est pas possible de dénier d’emblée l’existence de tout motif excusable lorsque celui-ci se réfère à la situation familiale particulière dans laquelle se trouve la personne intéressée. 

Il convient alors déterminer si la grossesse de la compagne de l’intéressé constituait un motif excusable pour renoncer à son transfert. 

Le Tribunal fédéral constate que l’intéressé a mentionné dans la procédure d’asile qu’il vivait avec sa compagne en Suisse mais que le canton a appris au cours d’un entretien avec lui au sujet de son prochain transfert que sa compagne attendait un enfant de lui. Depuis cette date, le canton n’a plus procédé à aucun acte, lui permettant d’être présent lors de la naissance de son enfant. En ménageant l’unité d’une famille et le bien d’un enfant à naître, le canton a préservé des intérêts qui sont protégés aussi bien par la CEDH et la CDE que par le Règlement Dublin III lui-même (art. 6 par. 3 let a et par. 4, ainsi qu’art. 8 par. 1, art. 11 et art. 20 par. 3). D’ailleurs, conformément à cet instrument le SEM aurait vraisemblablement renoncé au transfert de l’intéressé vers l’Italie de son propre chef s’il avait constaté d’emblée ou lors de la procédure de reconsidération initiée par l’intéressée que celui-ci formait déjà une famille avec sa compagne avant son arrivée en Suisse. Le canton n’a ainsi rien fait d’autre que de rétablir une situation conforme au droit matériel et aux engagements internationaux de la Suisse.

Le canton disposait ainsi d’un motif objectif légitimant son « manquement ».

Le recours est donc admis, l’arrêt attaqué est annulé et le dossier renvoyé au SEM afin qu’il calcule ainsi que verse les indemnités forfaitaires idoines dues au canton.

 Note

En ce qui concerne la recevabilité du recours, le Tribunal fédéral rappelle qu’en vertu de l’art. 120 LTF, la voie de l’action constitue la voie juridictionnelle ordinaire lorsqu’un canton et la Confédération ne parviennent pas à résoudre de manière amiable un différend juridique relevant du droit public survenant entre eux (art. 44 al. 3 Cst.). Elle devient en revanche subsidiaire à la voie du recours en matière de droit public (art. 82 ss LTF) lorsqu’une loi spéciale attribue à une autre autorité que le Tribunal fédéral la compétence de trancher une telle contestation par voie de décision (ATF 138 V 445 c. 1.1 ; ATF 136 IV 44 c. 1.2). L’art. 16 LSu attribue à l’Administration fédérale le soin de trancher les litiges pouvant survenir en lien avec des indemnités forfaitaires. Ainsi, in casu, une loi fédérale habilite une autorité administrative fédérale, à savoir le SEM, à rendre une décision sur une contestation de droit public opposant la Confédération et un canton. Cette contestation ne peut donc pas faire l’objet d’une action devant le Tribunal fédéral au sens de l’art. 120 al. 1 let. b LTF, mais uniquement d’un recours en matière de droit public en dernière instance au sens de l’art. 120 al. 2 LTF. Il est donc recevable sous cet angle.

De plus, le Tribunal fédéral se penche sur la question de savoir si le recours du canton doit satisfaire, pour être recevable, à l’ensemble des conditions de recevabilité applicables aux recours en matière de droit public devant le Tribunal fédéral, notamment celles posées aux art. 83 et 89 LTF. Le Tribunal fédéral constate à ce sujet que, dans un obiter dictum publié à l’ATF 136 IV 44, il a indiqué qu’un recours dirigé contre une décision tranchant un conflit ou une contestation au sens de l’art. 120 al. 1 LTF n’avait a priori pas à respecter en tout point les conditions habituelles de recevabilité d’un recours mais, en pratique, il a déjà vérifié s’il y satisfaisait (ATF 138 V 445 c. 1.5-1.7) et, parfois, a refusé d’entrer en matière après avoir répondu à cette question par la négative, sans toutefois s’exprimer expressément sur la portée de l’art. 120 al. 2 LTF (ATF 141 V 361 c. 1). Se fondant sur les méthodes d’interprétation de la loi, il constate que lart. 120 al. 2 LTF doit être interprété en ce sens qu’une voie de recours au Tribunal fédéral est en principe ouverte contre toutes les décisions qui tranchent une contestation ou un conflit entre la Confédération et un canton ou entre cantons, aux seules conditions du chapitre 4 de la LTF. Demeurent réservés les conflits de compétences entre autorités pénales fédérales et/ou cantonales, ainsi que les divergences d’opinion entre autorités dans le domaine de l’entraide judiciaire ou de l’assistance administrative au niveau national. Par conséquent, le recours, qui est dirigé contre une décision finale (art. 92 LTF) du TAF tranchant une contestation de droit public entre la Confédération et un canton au sens de l’art. 120 al. 1 let. b LTF et qui a été déposé dans les formes (art. 42 LTF) et les délais (art. 100 al. 1 en lien avec l‘art. 46 al. 1 let. b LTF) est recevable, sans qu’il faille se demander si les conditions de l’art. 83 et 89 LTF sont réunies.

Proposition de citation : Florence Perroud, Le versement d’aides financières aux cantons pour les requérants d’asile, in: https://lawinside.ch/1405/