Inadmissibilité de la suppression informelle de l’aide sociale et devoir de renseigner sur les prestations complémentaires AVS/AI d’un·e concubin·e
(i) La suppression de l’aide sociale doit être prononcée sous la forme d’une décision formelle, sujette aux voies de droit ordinaires (art. 29a Cst.). L’autorité ne peut pas se contenter d’interrompre de façon informelle ses versements.
(ii) Le Tribunal fédéral laisse ouverte la question de savoir si prendre en compte les prestations complémentaires AVS/AI d’un·e concubin·e non bénéficiaire de l’aide sociale dans le calcul des besoins de la personne requérante viole le droit fédéral.
Faits
Bénéficiaire de l’aide sociale depuis 2020, un administré projette d’emménager avec sa compagne, enceinte de leur enfant. Celle-ci, auparavant domiciliée dans un autre canton, est bénéficiaire d’une rente AI et de prestations complémentaires.
Averti de cette situation, le Service communal de l’action sociale de la Ville de La Chaux-de-Fonds informe le bénéficiaire que la famille constituera désormais une seule entité d’assistance et requiert la remise de divers documents, faute de quoi il clôturera le dossier d’aide sociale.
L’intéressé ne fournit pas les renseignements relatifs à sa compagne dans le délai, raison pour laquelle, dès le 1er mars 2021, le Service cesse de verser les prestations d’aide sociale.
Cette autorité poursuit néanmoins en parallèle l’instruction de la situation financière de la famille. Le 3 juin 2021, elle informe l’administré de son intention de rendre une décision supprimant l’aide matérielle et lui donne l’occasion de faire valoir son droit d’être entendu.
Par décision du 30 juin 2021, complétée le 19 août 2021, le Service supprime l’aide sociale rétroactivement au 28 février 2021, au motif que la situation d’indigence de la famille ne peut être établie.
Cette décision est confirmée sur recours par le Département compétent ainsi que par le Tribunal cantonal neuchâtelois.
L’intéressé interjette alors un recours au Tribunal fédéral, qui doit examiner (i) si la suppression de l’aide sociale est justifiée sur le principe au vu du refus de renseigner les autorités et, cas échéant, (ii) si elle est formellement valable pour la période antérieure au prononcé d’une décision écrite (soit du 1er mars au 30 juin 2021).
Droit
Le Tribunal fédéral commence par rappeler que, en vertu du principe de la subsidiarité (art. 5-6 LASoc/NE), l’aide sociale matérielle n’est accordée que dans la mesure où la personne dans le besoin ne peut pas subvenir elle-même à ses besoins, ni ne reçoit l’aide d’un tiers ou si cette aide n’est pas accordée en temps utile.
La législation neuchâteloise dispose que le Conseil d’Etat arrête les normes pour le calcul de l’aide matérielle (art. 38 LASoc/NE). Selon l’arrêté correspondant, le Service de l’action sociale émet les directives nécessaires, les concepts et normes de la CSIAS faisant référence pour le surplus (art. 23-24 ANCAM/NE).
Les normes CSIAS prévoient une prise en compte appropriée du revenu et de la fortune du/de la concubin-e stable, non bénéficiaire, pour déterminer le droit à l’aide sociale de la personne assistée et des éventuels enfants communs (01/21 D.4.4 al. 1). Ces éléments sont pris en compte dans la contribution de concubinage, qui fait partie des ressources de la personne bénéficiaire (01/21 D.4.4 al. 3). Quant au droit neuchâtelois, il prévoit une harmonisation et une coordination des différentes prestations sociales grâce au calcul d’un revenu déterminant unifié par « unité économique de référence » (UER), soit un ensemble de personnes dont les revenus, les charges et la fortune sont pris en compte. L’UER comprend la personne bénéficiaire ainsi que, notamment, le ou la partenaire avec qui elle partage le domicile ainsi qu’un enfant commun (art. 3 loi cantonale sur l’harmonisation et la coordination des prestations sociales [LHaCoPS/NE] cum art. 18 al. 1 ch. 4 Règlement d’exécution de la LHaCoPS/NE [RELHaCoPS/NE]). Le calcul du revenu déterminant doit tenir compte des prestations qui leur sont accordées (art. 6 al. 3 LHaCoPS/NE), notamment des prestations complémentaires AVS/AI (art. 16 al. 2 RELHaCoPS/NE).
Le Tribunal fédéral, qui ne revoit l’application du droit cantonal que sous l’angle restreint de l’interdiction de l’arbitraire (art. 9 Cst.), relève qu’il a déjà admis la prise en compte compte d’une relation de concubinage stable dans l’octroi des prestations sous condition de ressources. La jurisprudence admet même de prendre en compte dans les revenus de la personne requérante, au titre de contribution de concubinage, l’entier de l’excédent du budget CSIAS élargi du ou de la partenaire non soutenu·e.
Aux yeux du recourant, la législation cantonale contrevient à la primauté du droit fédéral (art. 49 Cst.). Le Tribunal fédéral relève qu’une autrice considère en effet que la prise en compte des prestations complémentaires AVS/AI dans le calcul de la contribution de concubinage – admise en l’état par la jurisprudence – viole le droit fédéral, singulièrement l’art. 112a Cst. Il estime toutefois qu’il n’y a pas lieu de trancher cette question dès lors que, en l’espèce, l’aide sociale n’a pas été supprimée en raison d’un nouveau calcul mais parce que le bénéficiaire a refusé de renseigner l’autorité sur les changements dans sa situation financière induits par la cohabitation avec sa compagne.
A ce sujet, le Tribunal fédéral rappelle que, de façon générale en matière d’aide sociale, le requérant a l’obligation d’exposer les circonstances déterminantes pour fonder son droit. Ce devoir conduit à un déplacement partiel du fardeau de la preuve en limitant l’obligation de l’autorité d’instruire. Le requérant doit donner les informations nécessaires et verser les documents requis au dossier. Ces obligations se retrouvent en substance aux art. 32 et 42 al. 1 LASoc/NE ainsi qu’à l’art. 17 RELHaCoPS, qui soumet également le ou la concubin·e au devoir de renseigner (al. 3).
Compte tenu de cette obligation, la jurisprudence admet une suspension des prestations lorsque, en raison d’un refus de collaborer à l’instruction des faits déterminants pour allouer et fixer les prestations, l’autorité ne peut pas examiner si les conditions du droit sont données et si des doutes certains quant à l’existence du besoin d’aide ne peuvent pas être écartés. Les normes CSIAS prévoient également que les prestations peuvent être supprimées si le besoin d’aide n’est plus démontré (01/21 F.3 al. 3 let. a).
En l’espèce, dès lors que la situation financière du recourant et de sa compagne n’a pu être éclaircie en raison du refus de fournir les renseignements requis, le Tribunal fédéral considère que, sur le principe, la suppression de l’aide sociale est admissible.
Le Tribunal fédéral relève en revanche que, dès lors que la suppression de l’aide sociale prive le bénéficiaire de moyens destinés à couvrir ses besoins vitaux et met en péril son droit à des conditions minimales d’existence (art. 12 Cst.), elle doit faire l’objet d’une décision formelle, sujette aux voies de droit ordinaires (art. 29a Cst.).
Il est ainsi exclu que, lorsqu’un·e bénéficiaire ne remplit pas son obligation de renseigner, l’autorité supprime des prestations d’aide sociale de manière purement informelle comme l’a fait en l’espèce le Service à partir du 1er mars 2021. Alors qu’elle aurait pu à tout moment antérieur supprimer formellement les prestations avec effet immédiat, ce n’est qu’en juin 2021, soit plusieurs mois après l’interruption des prestations, que l’autorité a conclu qu’elle était dans l’incapacité d’établir la décision d’indigence de la famille et qu’elle a prononcé une première décision supprimant l’aide avec effet rétroactif.
Cette façon de procéder est inadmissible. Cette irrégularité se répercute sur la décision du 30 juin 2021 (telle que complétée le 19 août 2021), dans la mesure où elle ordonne la suppression rétroactive de l’aide sociale.
Le Tribunal fédéral admet en conséquence partiellement le recours et annule la suppression de l’aide sociale pour la période du 1er mars au 30 juin 2021. Il renvoie la cause sur ce point au Service afin que celui-ci instruise le droit du recourant aux prestations pendant cette période en tenant compte des changements dans sa situation personnelle. L’admission du recours ne signifie donc pas en tant que telle que le recourant aura droit aux mêmes prestations que celles dont il a bénéficié jusqu’au 28 février 2021.
Note
Compte tenu des circonstances procédurales qui ont amené le Tribunal fédéral à se pencher sur cette affaire, la clarification de l’arrêt sur la nécessité de prononcer la suppression des prestations d’aide sociale, qui revêt matériellement les effets d’une décision, sous la forme d’une « véritable » décision indiquant les voies de droit est la bienvenue. A vrai dire, on pourrait même s’étonner que cette exigence, qui paraît évidente, ait dû faire l’objet d’un arrêt destiné à la publication et d’un communiqué de presse.
Il nous semble en revanche que, en laissant ouverte la question de savoir s’il est admissible de tenir compte des prestations complémentaires AVS/AI du ou de la concubin·e pour calculer les besoins d’une personne qui requiert l’aide sociale, le Tribunal fédéral a renoncé à une étape nécessaire du raisonnement relatif à l’admissibilité de la suppression de l’aide sociale pour refus de collaborer (ou a implicitement confirmé sa jurisprudence antérieure).
Comme l’arrêt le précise lui-même, la suppression ou la suspension de l’aide sociale pour refus de collaborer vient en effet sanctionner un comportement qui empêche l’autorité d’établir le droit aux prestations. En d’autres termes, l’obligation de collaborer s’étend à l’instruction des faits déterminants pour se prononcer sur l’état de besoin. Cette limite découle notamment du principe de proportionnalité (art. 5 al. 2 Cst.) (en général à ce sujet : Clémence Grisel, L’obligation de collaborer des parties en procédure administrative, Genève / Bâle / Zurich 2008, N 346). Par ailleurs, lorsqu’il est établi que la personne se trouve dans un état de besoin, il est inadmissible de supprimer l’aide sociale en raison d’une violation de l’obligation de renseigner (cf. TF, 28.05.2023, 8C_233/2019, c. 6-7).
Or, s’il est contraire au droit fédéral de tenir compte des prestations complémentaires AVS/AI du ou de la concubin·e pour déterminer l’état de besoin, la seule perception de telles prestations ne modifie pas la situation de besoin de la personne requérante et n’est pas un fait pertinent pour déterminer le droit aux prestations, de sorte qu’un refus de renseigner à leur sujet ne devrait logiquement pas justifier une suspension des prestations.
C’est la raison pour laquelle, à notre sens, dès lors qu’il était établi que la concubine du bénéficiaire recevait des prestations complémentaires AVS/AI, le Tribunal fédéral aurait dû clarifier la question de savoir si, comme il l’a retenu par le passé, de telles prestations peuvent être prises en compte dans le calcul du revenu déterminant du bénéficiaire, c’est-à-dire si elles constituent un fait pertinent, avant de retenir qu’il était justifié de supprimer l’aide sociale en raison du refus de renseigner sur la situation financière de la concubine.
On peine en effet à discerner quel autre élément de revenu de la concubine pourrait constituer un fait pertinent susceptible de réduire l’état de besoin du requérant, puisque les prestations complémentaires servent à couvrir les besoins vitaux de leur bénéficiaire (définis plus largement que le minimum vital de l’aide sociale) en présence d’un budget déficitaire. En tout logique, si l’on ne peut tenir compte des prestations complémentaires, la concubine ne devrait pas disposer d’autres éléments de revenu susceptibles d’être pris en compte au titre de contribution de concubinage. Il est dès lors vraisemblable que le refus de renseigner n’a pas empêché les autorités d’avoir connaissance d’un autre élément de revenu susceptible de diminuer l’état de besoin du requérant.
A nos yeux, la question de l’admissibilité de la prise en compte des prestations complémentaires AVS/AI était dès lors essentielle pour l’issue du recours. Cela vaut d’autant plus que, s’il est inadmissible de tenir compte de telles prestations, elles ne modifient pas l’état de besoin du recourant, établi avant son changement de situation personnelle, ce qui signifie que la suppression de l’aide sociale est potentiellement intervenue malgré une situation de besoin, voire une situation de nécessité au sens de l’art. 12 Cst.
Proposition de citation : Camilla Jacquemoud, Inadmissibilité de la suppression informelle de l’aide sociale et devoir de renseigner sur les prestations complémentaires AVS/AI d’un·e concubin·e, in: https://lawinside.ch/1361/