La taxe militaire viole l’art. 14 CEDH (CourEDH)

CourEDH, 12.01.2021, Affaire Ryser c. Suisse, Requête no 23040/13

Le fait d’astreindre une personne à payer une taxe d’exemption de servir dans l’armée, après l’avoir déclarée inapte au service militaire pour raisons de santé, constitue une discrimination contraire à l’art. 14 en lien avec l’art. 8 CEDH.

Faits

Un citoyen suisse atteint d’un léger handicap est déclaré inapte au service militaire pour des raisons de santé, non précisées par l’autorités compétente. ll est toutefois déclaré apte au service de protection civile. Par décision séparée, l’Office de la sécurité civile, du sport et des affaires militaires du canton de Berne (l’office) l’astreint à payer la taxe d’exemption de l’obligation de servir.

L’intéressé s’estime victime de discrimination par rapport aux femmes – qui sont exemptées de l’obligation de servir dans l’armée – aux personnes déclarées aptes et aux objecteurs de conscience – qui peuvent effectuer un service civil de remplacement et être exemptés de taxe – et aux personnes présentant un handicap majeur – qui sont exonérées de la taxe en vertu de l’art. 4 LTEO.

Il forme opposition puis recourt contre la décision de l’office auprès de la Commission cantonale compétente et du Tribunal fédéral (2C_396/2012), avant de finalement saisir la CourEDH. Celle-ci est appelée à se prononcer sur la compatibilité de la taxe militaire avec les art. 8 et 14 CEDH.

Droit

Concernant la recevabilité du recours, la Cour rappelle le caractère accessoire de l’art. 14 CEDH (interdiction de discrimination), qui ne s’applique qu’aux situations entrant dans le domaine de protection de l’un des autres droits consacrés par la Convention. Elle se réfère à sa jurisprudence Glor c. Suisse dans laquelle elle a conclu qu’une taxe découlant de l’incapacité à servir dans l’armée en raison d’une maladie, donc d’un état de fait qui échappe à la volonté du justiciable, entrait dans le champ d’application de l’art. 8 CEDH (droit au respect de la vie privée et familiale), même si les conséquences de cette mesure sont essentiellement pécuniaires.

Sur le fond, la Commission cantonale et le Tribunal fédéral considèrent qu’en omettant de contester la première décision le déclarant inapte au service militaire, le recourant n’a pas manifesté de volonté claire de servir dans l’armée. Il n’a pas non plus démontré qu’il souhaitait accomplir un service de protection civile, ce qui lui aurait permis de réduire le montant de la taxe. Selon les autorités suisses, l’intéressé ne peut s’estimer victime de discrimination tant qu’il n’a pas fait tout son possible pour accomplir un service personnel.

Dans l’affaire Glor précitée, la CourEDH a estimé que la différence de traitement opérée en Suisse entre les personnes inaptes au service militaire et atteintes d’un handicap « mineur » (moins de 40% d’invalidité) par rapport aux personnes aptes au service et à celles atteintes d’un handicap « majeur » n’était pas justifiée par des motifs objectifs et raisonnables et constituait une violation de l’art. 14 en lien avec l’art. 8 CEDH.

En l’espèce, la Cour considère que bien que le recourant n’ait peut-être pas expressément manifesté sa volonté d’accomplir un service militaire, rien dans le dossier n’indique qu’il n’y soit pas disposé ; en effet, il n’a pas servi dans l’armée car il a été déclaré inapte pour raisons médicales. De plus, l’existence de pareille volonté n’était pas déterminante lorsque les médecins experts ont conclu à l’inaptitude de l’intéressé. La Cour ajoute que la possibilité de réduire le montant de la taxe en effectuant un service  de protection civile est restée purement théorique, dans la mesure où le recourant a été informé de son incorporation dans la réserve de la protection civile et du fait qu’il ne devait pas a priori accomplir son service, d’autant plus qu’il n’existe pas de droit à effectuer un tel service (art. 33 al. 2 LPPCi). Finalement, la Cour indique que le montant de la taxe litigieuse – qui s’élève en l’espèce à 254.45 CHF pour l’année 2008, soit une somme plutôt modeste – n’est pas en soi décisif, étant en outre précisé que le requérant était étudiant au moment des faits et qu’il aurait dû s’acquitter de cette taxe de sa vingtième jusqu’à sa trentième année.

Partant, la Cour estime que le cas d’espèce est comparable à l’affaire Glor et aboutit au même résultat que dans cette affaire. Elle condamne ainsi la Suisse pour violation de l’art. 14 combiné avec l’art. 8 CEDH.

Note

La Cour relève que le législateur suisse a modifié la législation pertinente suite à l’arrêt Glor. Toutefois, ces changements sont intervenus après les faits d’espèce, de sorte que la nouvelle loi n’y est pas applicable.

Par ailleurs, la question de la recevabilité du recours nous paraît délicate. Dans son opinion dissidente, la Juge Keller exprime ses craintes quant à l’interprétation extensive que la Cour fait de l’art. 8 CEDH dans les affaires Glor et Ryser. A l’instar du Gouvernement suisse, elle estime que celle-ci risque de transformer l’art. 8 en une liberté générale d’action qui, combinée avec l’art. 14 CEDH, permettrait de contourner le choix d’un État de ne pas ratifier certains protocoles additionnels (en l’occurrence le Protocole no 1 en particulier, qui est applicable aux griefs essentiellement pécuniaires). À cet égard, le cas d’espèce est similaire à l’arrêt B. c. Suisse (résumé in : lawinside.ch/999/), qui concernait l’interruption d’une rente de veuf. Or, si le lien avec la vie privée et familiale (art. 8 CEDH) était déjà discutable dans ce dernier cas (voir l’opinion concordante de la Juge Keller jointe à l’arrêt), il nous paraît plus ténu encore en ce qui concerne l’obligation de s’acquitter d’une taxe militaire.

La Juge Keller relève toutefois que l’art. 30 CEDH prévoit peu de possibilités pour la Cour de se dessaisir d’une affaire en faveur de la Grande Chambre, devant laquelle il conviendrait pourtant de clarifier cette question, comme elle l’avait déjà exprimé dans son opinion concordante jointe à l’arrêt B. c. Suisse précité.

Enfin, sur le fond, elle indique que le recourant aurait dû prendre des mesures concrètes pour tenter d’effectuer un service civil et ainsi satisfaire à son obligation de servir.  La Juge considère ainsi que la requête aurait dû être jugée irrecevable ratione materiae et que, quoi qu’il en soit, il n’y aurait à son sens pas  violation de la Convention.

Proposition de citation : Marion Chautard, La taxe militaire viole l’art. 14 CEDH (CourEDH), in: https://lawinside.ch/1049/