Les conditions de validité de la double représentation et du contrat avec soi-même

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TF, 22.05.2024, 4A_611/2023

Les contrats conclus suite à une double représentation sont en principe nuls sous réserve de deux exceptions : (i) lorsque la représentation ne fait courir aucun risque aux représentés, ce qui est le cas lorsque l’acte est conclu aux conditions du marché, ou (ii) lorsque le représenté a donné son consentement au préalable ou ratifié l’acte. Ces contrats doivent être soumis à la forme écrite pour les affaires supérieures à CHF 1000  (cf. art. 718b CO).

Faits

Une société locataire conclut avec une société bailleresse un contrat de bail à loyer portant sur un hôtel. L’administrateur de la bailleresse est également l’un des deux associés-gérants de la locataire. En vertu de ce contrat, la locataire s’engage à effectuer des travaux de rénovation de l’hôtel. Quelques mois plus tard, la locataire, représentée par l’associé-gérant qui n’est pas administrateur de la bailleresse, demande le report du premier versement du loyer après la réalisation des travaux. La bailleresse accepte cette demande par l’intermédiaire de son administrateur (également gérant de la locataire).

La bailleresse révoque par la suite le mandat de son administrateur, ce dernier ayant autorisé la locataire à sous-louer l’hôtel pour un sous-loyer excessif. Nonobstant l’accord convenu entre les parties sur le report du paiement du loyer, la bailleresse met la locataire en demeure de régler certains loyers. Devant le défaut de la locataire, la bailleresse résilie le bail.

La locataire conteste cette résiliation devant le Tribunal des baux et loyers du canton de Genève, sans succès. La Cour de justice du canton de Genève confirme ce jugement. La locataire recourt au Tribunal fédéral, lequel est amené à se prononcer sur la validité du congé notifié par la bailleresse et donc incidemment à vérifier si l’accord convenu entre les parties sur le report du paiement du loyer est bien valable.

Droit

La locataire soutient que l’art. 257d CO, qui permet au bailleur de résilier le contrat de bail en cas de non-paiement du loyer, a été violé par la bailleresse. D’après elle, les parties avaient signé un accord reportant le paiement des loyers, rendant ainsi la résiliation inefficace en raison de la non-exigibilité des loyers. Cet accord n’entraînerait en outre pas de problème de double représentation, l’administrateur de la bailleresse ayant conclu le contrat avec l’autre associé-gérant de la locataire.

Le Tribunal fédéral rappelle que la double représentation, situation dans laquelle un même représentant agit pour les deux parties à un contrat, comporte un risque de conflit d’intérêts de la même manière que le contrat avec soi-même, où une personne agit à la fois en son propre nom et en tant que représentante d’autrui dans un acte juridique.

Le Tribunal fédéral considère que les contrats conclus par un double représentant sont nuls, sous réserve de deux exceptions : (i) lorsque la nature de l’affaire exclut tout risque de léser le représenté ; c’est notamment le cas lorsque l’acte est conclu aux conditions du marché, (ii) lorsque le représenté a donné son consentement au préalable ou a ratifié l’acte ultérieurement. Ce consentement ou cette ratification doit provenir d’un organe de même rang ou de rang supérieur. Le Tribunal fédéral rappelle que la validité du contrat dans un cas de double de représentation est soumise à la forme écrite pour les affaires supérieures à CHF 1’000. (cf. art. 718b CO). Ces principes sont valables pour la représentation légale d’une société par ses organes, la personne morale étant présumée exclure le pouvoir de représentation en cas de conflit potentiel entre ses intérêts et ceux de son représentant.

En l’espèce, le Tribunal fédéral considère que l’accord entre les parties sur le report du paiement du loyer est intervenu dans le contexte d’une double représentation. Le fait qu’il ait été conclu, pour la locataire, par l’associé gérant qui n’était pas par ailleurs le représentant de la bailleresse n’y change rien. Le Tribunal fédéral estime que les deux associés gérants ont procédé de la sorte uniquement dans le but de contourner l’interdiction de la double représentation. Le Tribunal fédéral relève ensuite qu’aucune exception pouvant rendre la double représentation valide n’est réunie . En effet, le contrat ne correspond pas aux conditions du marché dans la mesure où le délai de paiement était excessivement généreux pour la locataire, privant la bailleresse des loyers durant une période indéterminée. Le recours est donc rejeté.

Note

Le Tribunal fédéral rappelle une jurisprudence bien connue selon laquelle le contrat avec soi-même ou la double représentation “entraîne en principe l’invalidité de l’acte en cause, à moins que [i] le risque que l’opération porte préjudice au représenté soit exclu d’après la nature de l’affaire, ou [ii] que le représenté ait spécialement autorisé le représentant à contracter avec lui-même ou qu’il ratifie ultérieurement le contrat” (ATF 127 III 332, c. 2a, JdT 2001 I p. 258).

En lien avec la première de ces deux exceptions (l’absence de risque pour le représenté), le Tribunal fédéral apporte une précision bienvenue : un contrat passé aux conditions du marché ne fait en principe pas courir de risque au représenté. Cette précision pleine de bon sens permet de concrétiser la jurisprudence qui ressort de l’ATF 127 précité. Il nous semble toutefois que toutes les transactions faites aux conditions du marché ne sont pas dénuées de risque pour le représenté. En effet, si un représentant conclut avec une société tierce dont il est également l’administrateur un contrat aux conditions du marché mais pour des quantités qui ne sont économiquement parlant pas utiles pour le représenté, alors ce dernier est exposé à un préjudice (cf. ég. Peter Böckli, Insichgeschäfte und Interessenkonflikte im Verwaltungsrat : Heutige Rechtslage und Blick auf den kommenden Art. 717a E-OR, GesKR 2012 p. 354). En d’autres termes, pour qu’une transaction conclue aux conditions du marché soit sans risque pour le représenté, il faut encore qu’elle soit économiquement justifiable pour lui.

Quant à la seconde exception (le consentement ou la ratification du représenté), elle mérite une précision en matière de protection des créanciers. Imaginons l’administrateur d’une société anonyme dont il est par ailleurs l’actionnaire. Si cet administrateur conclut avec lui-même un contrat de travail – lui comme employé et la société anonyme comme employeuse – aux termes duquel le salaire convenu serait deux fois plus important que celui du marché, le consentement de la représentée (la société anonyme, soit pour elle son assemblée générale [TF, 4C.148/2002, c. 3.1] étant précisé que lorsque le représentant est par ailleurs l’unique actionnaire, ses actes sont ratifiés ipso facto [ATF 126 III 361, JdT 2001 I 131, p. 136]) est de nature à rendre valable ce contrat avec soi-même au sens de la jurisprudence ici commentée. Il n’empêche que ce contrat est susceptible de diminuer la fortune sociale de la société et ce faisant de compromettre les intérêts de ses créanciers. Même en cas de ratification du représenté, un tel contrat mettrait donc à rude épreuve les principes déduits des art. 680 al. 2 CO (interdiction pour un actionnaire de réclamer la restitution de son versement) ou encore de l’art. 675 al. 2 CO (restrictions relatives au versement de dividendes), soit les disposition du CO destinées à protéger le capital-actions des sociétés anonymes. Dans un arrêt de 2000 (ATF 126 III 361, c. 5, JdT 2001 I 131, 137), le Tribunal fédéral s’était demandé si sa jurisprudence sur le contrat avec soi-même et la double représentation était compatible avec les mécanismes légaux de protection des créanciers. Il a répondu à cette question par l’affirmative. Le Tribunal fédéral estime en effet que, même si elle viole les intérêts économiques des créanciers, la ratification du représenté entraîne validation de l’acte de double représentation ou du contrat avec soi-même ; il n’y a pas lieu à ce stade de tenir compte des intérêts des créanciers sociaux. Le Tribunal fédéral considère que, lorsqu’ils sont lésés par la ratification d’une affaire présentant un conflit d’intérêts, les créanciers disposent d’actions subséquentes qu’ils sont libres d’intenter pour préserver leurs droits, en particulier l’action révocatoire déduite de l’art. 285 LP et l’action en responsabilité des administrateurs déduite de l’art. 754 CO. Cette jurisprudence a été récemment critiquée  par Henry Peter et Francesca Birchler (CR CO II-Peter/Birchler, N 10b ad art. 718b CO). Ces deux auteur-e-s soulignent à juste titre que “le fait que les créanciers, jusqu’à la faillite, sont présumés ne subir aucun dommage, ne signifie pas que des opérations qui portent préjudice à la société ne causent pas également un dommage aux créanciers, ne serait-ce qu’en raison du fait que la surface financière de leur débiteur diminue”.

Nous remercions Monsieur Johann Melet, BLaw, stagiaire d’été chez Jacquemoud Stanislas, pour l’aide qu’il a apportée à la préparation de cette note.

Proposition de citation : Arnaud Nussbaumer-Laghzaoui, Les conditions de validité de la double représentation et du contrat avec soi-même, in : www.lawinside.ch/1458/