Initiative et contre-projet : le cas du projet parlementaire déposé avant l’initiative

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TF, 22.02.2024, 1C_641/2022*

La protection de la libre formation et de l’expression fidèle et sûre de la volonté populaire (art. 34 al. 2 Cst.) impose d’opposer formellement à une initiative, en tant que contre-projet, un projet parlementaire lorsque les deux actes s’excluent matériellement et que le projet parlementaire a certes été initié avant le dépôt de l’initiative, mais a ensuite été traité en parallèle de l’initiative.

Faits

Le 9 février 2020, les électeurs·rices du canton de Schaffhouse acceptent l’initiative populaire cantonale « transparence dans le financement de la politique » et, par ce biais, une nouvelle disposition constitutionnelle (art. 37a Cst./SH).

Le Conseil d’Etat établit alors un projet de loi afin de mettre en œuvre l’art. 37a Cst./SH. La procédure de consultation sur le projet de loi est lancée le 4 novembre 2020. Le 19 mars 2021, le Conseil d’Etat informe le public du résultat de la consultation sur le projet de la loi sur la transparence.

Au mois de mars 2021 également, un député du Grand Conseil dépose une motion visant à modifier l’art. 37a Cst./SH. Cette motion est acceptée en septembre 2021. En janvier 2022, le Conseil d’Etat soumet au Grand Conseil un projet dans les termes de la motion.

Le 24 mai 2022, une initiative populaire pour la mise en œuvre de l’initiative sur la transparence est déposée auprès du Conseil d’Etat. Le Conseil d’Etat propose au Grand Conseil d’opposer le projet découlant de la motion précitée à l’initiative en tant que contre-projet, afin de respecter les droits politiques des électeurs·rices.

Lors de sa séance du 7 novembre 2022, le Grand Conseil traite des deux objets. Il modifie notamment légèrement le projet donnant suite à la motion et décide de ne pas l’opposer son projet en tant que contre-projet à l’initiative de mise en œuvre. Il fixe dès lors une date pour la votation populaire au sujet de sa proposition de révision de l’art. 37a Cst./SH.

Plusieurs personnes interjettent alors un recours en matière de droit public au Tribunal fédéral, qui doit déterminer si la garantie des droits politiques (art. 34 Cst.) impose d’opposer le projet du Grand Conseil à l’initiative de mise en œuvre sous la forme d’un contre-projet.

Droit

Le Tribunal fédéral commence par rappeler que la garantie des droits politiques (art. 34 Cst.) est mise en œuvre par des dispositions cantonales. En l’occurrence, l’art. 30 Cst./SH dispose que, lorsqu’un contre-projet est élaboré, le vote sur ce dernier et sur l’initiative populaire doivent avoir lieu simultanément (al. 2) et les électeurs·rices doivent pouvoir approuver les deux projets et décider lequel elles ou ils préfèrent si les deux sont acceptés (al. 3). De façon générale, la procédure de vote sur une initiative et son contre-projet doit permettre un vote suffisamment différencié.

Le Tribunal fédéral expose ensuite que, matériellement, l’élément constitutif d’un contre-projet réside dans le fait qu’il présente une alternative à l’initiative. Les deux actes doivent s’exclure mutuellement.

En l’espèce, le projet du Grand Conseil et l’initiative de mise en œuvre concernent le même objet, soit la transparence du financement des élections et votations. L’initiative de mise en œuvre fixe les détails au niveau constitutionnel. Elle se réfère à l’art. 37a Cst./SH dans sa version actuelle et le complète. Le projet du Grand Conseil, quant à lui, fixe le principe au niveau constitutionnel en modifiant l’art. 37a Cst./SH et délègue les détails au législateur. A la lumière de ces éléments, le Tribunal fédéral considère que, matériellement, le projet parlementaire constitue ainsi un contre-projet à l’initiative.

Le Tribunal fédéral relève toutefois que ce n’est pas l’initiative de mise en œuvre qui a déclenché la modification de l’art. 37a Cst./SH par le Grand Conseil. Ainsi, le projet du Grand Conseil n’a pas été conçu, à l’origine, comme un contre-projet. La question se pose donc de savoir si le Grand Conseil aurait néanmoins dû l’opposer formellement à l’initiative de mise en œuvre en tant que contre-projet.

Selon le principe de l’équivalence des droits d’initiative du Parlement et des initiant·es, ainsi que l’égalité des chances entre un projet parlementaire et une initiative populaire, il est admissible que le Grand Conseil mène à terme une procédure entamée avant le dépôt d’une initiative et indépendamment de celle-ci, même si les deux projets sont liés. Un projet initié après le dépôt d’une initiative qui remplit les critères matériels précités doit en revanche être traité comme un contre-projet.

Le Tribunal fédéral expose que, selon un auteur, il devrait en aller de même lorsqu’un projet qui constitue matériellement une alternative à une initiative populaire est initié peu avant le dépôt de cette initiative , qu’il est initié avant son dépôt mais qu’il est ensuite adapté en cours de procédure ou qu’il est initié avant le dépôt de l’initiative mais que son traitement tarde de sorte qu’il peut être traité en parallèle de l’initiative sans grande perte de temps.

C’est cette troisième configuration qui se présente en l’espèce. Certes, la motion a été déposée avant l’initiative de mise en œuvre, mais son traitement de la motion et celui du projet qui en découle ont duré suffisamment longtemps pour que la proposition du Conseil d’Etat au sujet de l’initiative de mise en œuvre soit déjà disponible au moment du traitement par le Grand Conseil du projet découlant de la motion. Les deux projets étaient d’ailleurs à l’ordre du jour de la séance du Grand Conseil du 7 novembre 2022. Il aurait ainsi été possible de prévoir une votation simultanée sur les deux objets sans perte de temps.

Dans ces circonstances, on peut se demander si la votation simultanée constituait une simple possibilité ou une obligation.

Le Tribunal fédéral relève à ce sujet que, en cas de vote simultané, les électeurs·rices peuvent décider s’ils et elles préfèrent l’initiative, le contre-projet, les deux projets au statu quo ou le statu quo aux deux projets. Ils et elles peuvent également exprimer leur préférence dans l’hypothèse où les deux projets sont acceptés (art. 30 al. 2 et 3 Cst./SH).

Par comparaison, en cas de vote échelonné tel que celui querellé (1. vote sur le projet parlementaire ; 2. vote sur l’initiative), celles et ceux qui préfèrent le projet parlementaire et l’initiative au statu quo tout en préférant l’initiative au projet parlementaire se trouvent dans un dilemme : soit ils et elles votent en faveur du projet parlementaire lors de la première votation, mais les chances d’acceptation de l’initiative se dégradent ; soit elles et ils ne votent pas en faveur du projet parlementaire lors du premier vote et laissent ainsi sa chance à l’initiative, ce qui fait courir le risque que le résultat final soit le statu quo.

Le Tribunal fédéral en conclut que, pour respecter le droit à la libre formation et à l’expression fidèle et sûre de la volonté populaire (art. 34 al. 2 Cst.), le Grand Conseil aurait dû opposer son projet à l’initiative de mise en œuvre en tant que contre-projet formel, lors d’un vote simultané. Il admet en conséquence le recours.

Proposition de citation : Margaux Collaud, Initiative et contre-projet  : le cas du projet parlementaire déposé avant l’initiative, in : www.lawinside.ch/1441/